Un individu, trois versions pour raconter une vie

Je rebondis sur le très intéressant article d'Elise au sujet des Invisibles et la façon dont on peut en parler, malgré nos connaissances limitées sur leurs évènements de vie ou malgré leur vie qui ne serait a priori pas "extra-ordinaire" (au sens littéral du terme). On peut en effet s'appuyer sur plusieurs "outils" pour rédiger quelque chose de consistant et rendre ces Invisibles plus vivants à partir de presque rien : contextualiser les situations, donner quelques informations historiques, romancer l'histoire, ... Bien évidemment, tout cela nécessite un certain travail de recherches et d'écriture !

Je vous propose ci-dessous trois versions pour un même individu. Chacune s'appuie exclusivement sur les données les plus basiques de l'Etat civil : dates et lieux de naissance, de mariage et de décès de l'individu et de sa famille (conjoints et enfants), et ponctuellement, la profession. Même si l'Etat civil a pu révéler des évènements un peu particuliers et bien que je possède d'autres sources d'informations qui auraient pu enrichir l'histoire, je me suis volontairement limitée aux données basiques pour répondre à la problématique soulevée par Elise.

Ecrire sur les Invisibles

Version synthétique

Jean Perier :

  • né le 24/01/1751 à Lucenay (69), fils de Jean (vigneron) et d'Elisabeth Aricot,

  • vigneron,

  • marié le 05/02/1778 à Lucenay avec Jeanne Burnier (1754 - 16/11/1780),

    • au moins 2 enfants : Elisabeth (23/01/1779 - après 1836) et Jean (21/10/1780 - 25/10/1780),
  • marié le 02/05/1782 à Lucenay avec Claudine Chazot (1760 - 30/04/1833),

    • au moins 7 enfants : Jean (10/02/1783 - 03/03/1783), Marie (24/09/1784 - 19/07/1839), Elisabeth (12/05/1787 - 13/01/1838), Clémence (10/09/1789 - après 1836), Jeanne Marie (19/11/1791 - 19/07/1839), Laurent (25 Messidor An 4 : 13/07/1796 - 29 Messidor An 4), Claudine (22 Messidor An 5 : 10/07/1797 - après 1833),
  • décédé le 24 Thermidor An 5 : 11/08/1797 à Lucenay.

Version "romancée" très courte

Jean Perier est né en 1751 à Lucenay, petit village du Beaujolais. Il s'est marié une première fois avec Jeanne Burnier, en 1778, avec qui il aura au moins 2 enfants : Elisabeth, née onze mois après son mariage, et Jean, né en 1780 et qui décèdera 4 jours plus tard. Sa femme décédant en couche, il s'est marié une seconde fois. En 1782, il épouse Claudine Chazot, avec qui il aura au moins 7 enfants nés entre 1783 et 1797 : cinq filles et deux garçons. Si toutes ses filles ont dépassé la majorité, ses fils sont tous les deux décédés en très bas âge. Finalement, Jean est décédé en 1797, un mois après la naissance de sa dernière née.

Version "desinvisibilisante" (trop ?) longue

Dès la naissance de son premier fils Jean, le 24 janvier 1751 à Lucenay, petit village du Beaujolais, Jean Perier avait fondé beaucoup d'espoir sur lui. 25 ans plus tard, Jean suit effectivement les traces de son père : tous les deux vignerons, ils côtoyaient leurs confrères des alentours. C'est ainsi que Jean fils avait rencontré Jeanne Burnier, fille de Marc, vigneron à Chasselay, commune située à une dizaine de kilomètres au sud-est de Lucenay. Jeanne a perdu sa mère plusieurs années auparavant et vit avec son père.
Deux mois après leur mariage qui se déroula en l'église de Lucenay le 17 février 1778, Jeanne tombe enceinte. La grossesse se passe bien. Jeanne est soutenue et aidée par sa belle-mère, et une certaine culture médicale lui est transmise par le curé comme il le fait alors aux femmes enceintes[1]. Le 23 janvier 1779, l'accouchement commence. Attendu avec beaucoup de fatalisme car les décès en couche sont très nombreux, celui-ci se déroule dans une douleur acceptée. Jeanne est assise dans son lit, en tenue de jour. Elle est aidée de l’accoucheuse du village, une matrone âgée d'une cinquantaine d'années qui intervient gratuitement. Jeanne accouche chez elle, en l'absence de Jean, les hommes étant alors exclus de cette cérémonie. Après de longues minutes interminablement douloureuses pour Jeanne, les premiers cris d'un nouveau-né résonnent dans les murs de la maison familiale. Jeanne vient de donner naissance à une petite fille. Celle-ci est baptisée le lendemain. La mortalité infantile est à l'époque très forte, et l'on se dépêche de faire entrer l'enfant dans l'Eglise au cas où il ne survivrait que quelques jours. Son grand-père maternel, Marc Burnier, devient son parrain, et sa grand-mère paternelle, Elisabeth Aricot, sa marraine, dont la nouvelle-née prend le prénom. Une grande fête est donnée à l'occasion de ce baptême, toute la famille est réunie autour d'Elisabeth vêtue aussi somptueusement que possible[2].
Près de deux ans plus tard, le 21 octobre 1780, Jeanne accouche de son deuxième enfant, un garçon cette fois. Fils aîné, il s’appellera Jean comme son grand-père paternel, notre patriarche qui devient le parrain du nouveau-né lors du baptême qui a lieu le jour-même. La voie du petit Jean est déjà toute tracée. Malheureusement, il décède quatre jours plus tard, le 25 octobre, et est enterré le lendemain. D'ailleurs, l'accouchement du petit Jean ne s'est pas très bien passé, et Jeanne est malade, elle fait une infection. Finalement, Jeanne décède deux semaines plus tard, le 16 novembre 1780, à l'âge de 26 ans.

Heureusement, Jean retrouvera une femme et une mère pour sa fille assez rapidement. C'est ainsi que le 13 mai 1782, à 31 ans, Jean se remarie. Il épouse Claudine Chazot, la fille du marchand boucher de Lucenay, de 11 ans sa cadette et encore mineure. La cérémonie religieuse est célébrée en l’église de Lucenay.
Tout le monde se réjouit de ce mariage, et attend avec impatience un nouvel héritier Perier. Cela ne saura tarder, car neuf mois après leur mariage, le 10 février 1783, Claudine accouche de son premier enfant, un garçon. Quel plaisir d'entendre à nouveau les cris et les pleurs d'un nourrisson dans les murs de la maison ! Le nouveau-né est encore prénommé comme son grand-père paternel qui devient son parrain lors du baptême qui a lieu dès le lendemain, sa marraine étant sa grand-mère maternelle Marie Hyvernas. Malheureusement, cette joie est de courte durée, puisque le petit Jean s'éteint trois semaines plus tard, le 3 mars 1783. Il est enterré le lendemain dans le cimetière de Lucenay.
Malgré tout, Claudine continue de s'occuper d'Elisabeth comme de sa propre fille. Puis la vie suit son cours plus paisiblement. Le 24 septembre 1784, Claudine donne naissance à son deuxième enfant, une fille, Marie. Tout semble bien aller désormais chez les Perier : les naissances vont se suivre régulièrement. Elisabeth naît le 12 mai 1787. Sa marraine est une tante maternelle prénommée Elisabeth, d'où le « doublon » avec sa demi-sœur Elisabeth, la fille de Jeanne Burnier âgée déjà de 8 ans. Un surnom pourra les distinguer l'une de l'autre au quotidien. Puis arrive Clémence le 10 septembre 1789 et Jeanne Marie le 19 novembre 1791.
Mais Jean, père désormais de cinq filles, se désole de ne toujours pas voir arriver ou plutôt survivre de garçon ! A qui va-t-il transmettre son métier comme l'a fait auparavant son père avec lui ?
Son attente durera encore quelques années, et enfin le 25 Messidor An 4 (13 juillet 1796), un garçon voit le jour : Laurent. Malheureusement, il connaîtra très vite le sort de ses frères, puisqu’il décédera à l'âge de 4 jours. Tout juste un an plus tard, le 22 Messidor An 5 (10 juillet 1797), Claudine accouche : c'est à nouveau une fille prénommée comme sa mère.
Six filles à la maison ! Mais Jean est toujours désemparé de ne pas voir de garçon survivre, mais son désarroi ne durera plus longtemps : Jean décède un mois plus tard, le 24 Thermidor An 5 (11 août 1797), à l'âge de 46 ans. Sa fille aînée, fille de sa première épouse, est âgée de 18 ans. Les cinq filles qu'il a eues avec sa seconde épouse ont de 13 ans à 1 mois.
Jean n'aura pas pu transmettre ses terres et son métier à un fils comme il l'aurait tant souhaité, mais il aura malgré tout eu une vie bien remplie.


Sources :

  • [1] « Naître sous l'Ancien Régime », URL consulté le 27 avril 2014, d'après « Les Français et l'Ancien Régime » de Pierre Goubert et Daniel Roche et la revue « Histoire » de février 1982, article de Philippe Ariès et François Lebrun
  • [2] « La population française sous l'Ancien Régime », URL consulté le 27 avril 2014

Article écrit par Chantal, le 29 avril 2014

Blog Comments powered by Disqus.

Article suivant Article précédent