Après avoir étudié le devenir des enfants ayant reçu le nom de leur mère et vu que tous avaient gardé un lien avec leur famille, intéressons-nous maintenant à ceux qui ont été nommés d’un nom inventé.
Pourra-t-on noter des différences concernant le lien conservé avec leur famille par rapport aux enfants ayant reçu le nom maternel ?
Cette partie étudie le devenir des 17 enfants ayant reçu un autre nom que celui de leur mère, sur un total de 39 enfants naturels nés à Audes entre 1840 et 1872 de mère connue.
On perd la trace de trois enfants
Trois enfants ne se trouvent dans aucun acte de mariage ou de décès, ni dans aucun recensement :
- Jean LAGENT, né en 1840, fils de Rose SOULIER,
- Gilbert VALENTIN, né en 1855 de Louise CAMELIN,
- Catherine LALANDE, fille d’Euphrasie LABEAUNE et née en 1860. En 1872, Euphrasie habite avec sa mère et sa fille Marie âgée de 9 ans (donc née environ en 1863). Euphrasie se marie en 1875, sans qu’il n’y ait de reconnaissance d’enfant. Je trouve par ailleurs le mariage de Marie qui prouve qu’elle est bien distincte de sa sœur utérine Catherine, qui reste introuvable.
Le devenir de deux enfants en lien avec leur famille n’est pas identifiable car ils sont décédés avant l’âge d’un mois
Les jumeaux Jean et Pierre LABRUYÈRE, fils de Marie DUMEY, nés en 1857, décèdent à l’âge de trois jours, dans la maison de leur mère. On ne peut donc pas savoir si celle-ci allait les élever ou si elle aurait eu l’intention de les abandonner.
Huit enfants sont restés en lien avec leur famille
Huit autres enfants ont grandi ou ont vécu avec leur mère ou leur famille. On peut noter différentes particularités.
Trois enfants ont été reconnus par au moins l’un de leurs parents
Louise LABARRE née en 1862 de Louise CHARRIÈRE, est reconnue lors du mariage de celle-ci en 1868. A cette occasion, un autre enfant naturel de Louise, François, né en 1866, est également reconnu. Né également de père inconnu, François avait quant à lui pris le nom de sa mère.
Marie DUCREUX, fille de Françoise LAFAYE née en 1853, se marie en 1873 sous le nom de LAFAYE. Son acte de mariage précise qu’elle est « fille naturelle inscrite sur les registres sous le nom de DUCREUX Marie reconnue par sa mère Marie LAFAYE » onze jours avant le mariage, présente et consentante.
Jean-Baptiste RAMEAUX est né en 1861, fils de Julie ROUX. Je les trouve chacun dans le recensement de 1872. Jean-Baptiste, âgé de 11 ans, habite alors chez son grand-père, son oncle et sa tante par alliance, ses cousins et trois domestiques, au bourg d’Audes. Sa mère Julie habite aussi au bourg, plusieurs maisons plus loin (dans le recensement, les maisons portent respectivement les numéros 1 et 25), avec son mari et leur fils de 5 ans. Le mariage de Julie avait été passé en 1866, sans que ne soit mentionnée une quelconque reconnaissance de Jean-Baptiste. En revanche, il est reconnu par sa mère par acte spécial passé à la mairie d’Audes le 25/11/1881 et se marie quinze jours plus tard, sous le nom de ROUX.
Au moins quatre enfants habitent avec leur mère, sa famille élargie, ou l’ont côtoyée
Marie DESCHÉZEAUX, née en 1855 et fille d’Antoinette GUIGNONNET, décède à l’âge d’un an et demi chez son grand-père, sa mère étant domestique à Nassigny, village limitrophe d’Audes.
Marie JACOB, née aussi en 1855, fille de Jeanne SOULIER (la mère inconnue de mon ancêtre Louis LABEILLE), habite avec celle-ci pendant plusieurs années. Un article racontera leurs parcours et celui de mes recherches.
Jean DÉMAISON né en 1860 perd sa mère Marie FOURRIER alors qu’il a 10 ans. Je le retrouve deux ans plus tard à Hérisson, village situé à une quinzaine de kilomètre d’Audes, dans le foyer de Laurent AUFRÈRE et sa grande famille. Jean est alors « enfant de l’hospice » (étant orphelin). A son mariage en 1883, il est bien indiqué qu’il est le fils de père inconnu et de Marie FOURRIER pour laquelle la date de décès est précisée.
Le cas le plus original est représenté par François DUBOURG, fils de Catherine FRANÇOIS, né en 1861. Dans le recensement de 1872, François, alors âgé de 11 ans, habite avec sa mère et sa sœur utérine Marie FRANÇOIS, 1 an (évoquée dans le précédent article sur les enfants qui ont pris le nom de leur mère). Lors de son mariage en 1886, François DUBOURG est appelé Dubourg FRANÇOIS... ben oui c’est logique pour l’officier d’état civil : puisque François Dubourg est « le fils naturel de Catherine FRANÇOIS », c’est que son nom est François et donc son prénom Dubourg... Il signe cependant « Dubourg ». François prend donc le nom qu’il aurait du avoir à la naissance, mais gagne un drôle de prénom... tout ça probablement parce que sa naissance avait été déclarée par un homme prénommé François et que le nom de sa mère ne lui avait pas été transmis... Ce « nouveau » nom ne sera cependant apparemment utilisé que lors de son mariage. Des relevés de recensements de 1926, 1931 et 1936 dans différentes villes de l’Hérault, le montrent en effet sous le nom de François DUBOURG, avec sa femme et une fois sa fille nommée DUBOURG. De même, A son décès en 1940 à Montpellier, il est bien appelé « François DUBOURG, fils de Catherine FRANÇOIS ».
Un enfant cite le nom de sa mère à son mariage
Jean MOÏSE, né en 1851 de Marie Anne MORICAUD, se marie en 1877. L’acte de mariage précise qu’il est « fils naturel non reconnu de Marie Amable MORICAUD », mais aucune information au sujet de celle-ci n’est donnée (ni âge, ni éventuel décès, ni si elle est présente). On peut malgré tout penser que Moïse est resté de près ou de loin en relation avec sa mère, puisqu’il est capable d’en citer les nom et prénom (avec toutefois une petite erreur sur ce dernier, mais on en a vu d’autres), sachant par ailleurs qu’il savait signer.
Le graphe ci-dessous rappelle le devenir des 8 enfants restés en lien avec leur famille.
Source : Scribavita
Deux enfants décèdent chez quelqu'un qui n’est pas de leur famille
Jean CRÉTOT est né en 1840, fils de Rose SOULIER et jumeau de Jean LAGENT dont j’ai perdu la trace (cf. supra). A son décès à l’âge de 4 mois, il est « enfant naturel fils de Rose SOULIER, confié aux soins de Marie MOMISSET femme de Joseph LEBOURG, décédé en la maison du dit LEBOURG », alors que Rose SOULIER semble mourir trois ans plus tard, dans un village situé à une douzaine de kilomètre d’Audes, domestique chez un patron. L'identité de Rose étant citée, on peut penser que celle-ci n’avait pas abandonné son enfant, mais qu’elle l’avait confié (avec son jumeau ?) à une autre femme pour s’occuper de lui / d’eux.
De la même façon, Gilbert DUBOURG, fils de Marie GUILLEM(A)IN né en 1848, décède « en la maison de Gilbert GRANDJEAN ». Il est alors âgé de 3 ans et demi. Il est bien dit être le fils de Marie GUILLEM(A)IN (sans plus d’informations à son sujet), on ne sait pas quelle relation lie Marie GUILLEM(A)IN et Gilbert GRANDJEAN, et on ne sait pas ce que Gilbert faisait chez Gilbert... Je ne trouve pas d’information sur Marie GUILLEM(A)IN pour savoir où elle habitait alors ni si elle était encore vivante.
Deux enfants sont abandonnés
On arrive enfin à la dernière catégorie, celle qui était le but initial de mon enquête : combien d’enfants n’ayant pas reçu le nom de leur mère ont été abandonnés (de manière certaine), comme ce fut le cas de mon ancêtre Louis LABEILLE ?
Je n’en ai donc trouvé que deux.
Jeanne DECHÉTIFS-BOIS/DECHÉTIFSBOIS, fille de Françoise DÉMERON, est née en 1849. Pour l’anecdote, c’est le déclarant, Vincent GILBERT, 51 ans, domicilié au village des Chétifs-bois, qui a alors « déclaré vouloir donner le nom de Déchetifs-bois et le prénom de Jeanne ». Etait-il le père (Jeanne est bien dite née de père inconnu) ? Avait-il reçu des consignes de la mère pour décider du sort de l’état civil de cet enfant tout en enlevant toute marque claire de filiation ? Est-ce la formulation habituelle de l’acte quand le père déclare l’enfant, que le maire a oublié de modifier ? Quoi qu’il en soit, Jeanne se marie en 1872 dans un village limitrophe d’Audes. Son acte de mariage précise qu’elle est née « à Audes le 4 octobre 1849 ainsi que cela résulte de l’acte de naissance qu’elle nous a produit, domestique domiciliée à la Bouchatte en cette commune [Chazemais], fille majeure et naturelle de père et de mère inconnus ». Je trouve la formulation « étrange » : comment peut-on fournir un acte de naissance qui indique le nom de sa mère, et dire que ses père et mère sont inconnus ?! Certes, cela montre que Jeanne n’a pas connu sa mère qui l’aurait abandonnée, mais sur le fond, c’est quand-même incroyable ! Jeanne ne sachant pas signer, elle ne savait très probablement pas lire...
Mon ancêtre Louis LABEILLE est né le 20 janvier 1853, fils de Jeanne SOULIER. Son acte de mariage en 1875 à Isserpent (situé à 110 km d’Audes) est également surprenant. Louis est en effet indiqué comme étant né le 2 février 1853 (soit 13 jours après sa vraie date de naissance) à Audes, « fils de père et de mère qu’il n’a jamais connus, ayant été déposé à l’hospice de Moulins le 4 mars 1853, ainsi que le constate le certificat d’origine délivré par le directeur du-dit hospice ». Lors de son abandon à l’hospice, l’acte de naissance de Louis a forcément été remis au personnel (ne serait-ce que parce que ses nom et prénom sont bien les siens). Mais sa date de naissance a-t-elle été volontairement faussée pour que la mère ne soit pas identifiable ? S’est-on basé sur l’âge qu’il semblait avoir au moment de l’abandon pour définir une date de naissance ? Malheureusement, l’absence des registres des hospices de Moulins aux Archives départementales de l’Allier ne me permettront jamais de savoir dans quelles conditions Louis est arrivé à l’hospice. On peut toutefois penser que sa mère a missionné quelqu'un pour parcourir les 100 kilomètres séparant Audes de Moulins alors que Louis était déjà âgé de plus d’un mois.
Finalement, le graphe ci-dessous indique les proportions des différentes situations recontrées précédemment.
Source : Scribavita
Des résultats un peu différents de ceux des enfants ayant pris le nom maternel
Le graphe ci-dessous rappelle les proportions des différentes catégories pour les enfants ayant reçu un nom « inventé », et le compare à celui des enfants ayant reçu le nom maternel. On constate effectivement une différence : dans le premier cas, seuls deux tiers des enfants dont on connaît le devenir sont restés en lien avec leur famille, alors que c’est le cas de la totalité des enfants ayant pris le nom de leur mère. Rappelons que la petite taille de notre échantillon peut ne pas être représentatif de la réalité.
Le graphe ci-dessous rappelle les proportions des différents cas :
Source : Scribavita
Le graphe ci-dessous cible uniquement les enfants dont on connaît le devenir :
Source : Scribavita
Finalement, les enfants abandonnés représentent 17 % de l’ensemble des enfants naturels nommés d’un autre nom que celui de leur mère et dont on connaît le devenir, et 6 % de l’ensemble des enfants naturels dont on connaît le devenir (pile dans la moyenne de l’époque, de l’ordre de 7 % des enfants naturels[1]).
Le choix du nom donné aux enfants par le maire oligarchique lors de la déclaration de leur naissance reste donc mystérieux (à part a priori pour le cas justement d’un enfant abandonné) : pourquoi certains ont-ils eux la chance de recevoir le nom de leur mère, quand on a inventé le nom d’autres alors qu’ils ont eu ensuite le même parcours ?
La mère pensait-elle abandonner son enfant, et a-t-elle changé d’avis une fois son enfant né ? Isabelle Le Boulanger dans son livre « L’abandon d’enfants – l’exemple des Côtes-du-Nord au XIXème siècle » semble indiquer que le choix de la mère quant à l’abandon de son enfant est fait assez tôt dans la grossesse, sa situation ou le contexte dans lequel l’enfant a été conçu la poussant à ne pas pouvoir / vouloir le garder (indigence, relation forcée, poids de l’interdit d’une relation hors mariage, ...). Dans notre cas, la distance entre Audes et la préfecture permettant l’accueil des enfants abandonnés (plus de 100 km), peut-elle avoir été un frein à cet acte prévu initialement et sur lequel la mère est revenue une fois l’enfant né ?
Le maire à tendance bourgeoise voulait-il marquer certaines familles du sceau de la honte d’avoir conçu un enfant hors mariage plus que d’autres ? Nommait-il les enfants d’une façon ou d’une autre sans réfléchir plus que cela ? Impossible de répondre à ces questions !
Concernant mon ancêtre Louis LABEILLE, toute cette analyse ne m’aura finalement pas apporté de certitude quant au contexte de son abandon. Sa mère Jeanne SOULIER l’a-t-elle abandonné à l’âge « déjà » d’un mois parce qu’une fois né, elle ne parvenait plus à s’en séparer ? Pour lui éviter de voyager dans un froid hivernal et lui assurer de meilleures chances de survie ? Parce qu’elle ne trouvait personne pour l’emmener à Moulins ? Pourquoi deux ans plus tard, a-t-elle gardé son deuxième enfant, qui n’avait pas non plus reçu son nom ? Avait-elle fait le même choix au départ et est-elle finalement revenue dessus ? Qu’a-t-elle ressenti pendant toute sa vie à propos de son premier enfant ? Des questions de l’intime qu’on se pose forcément à propos de ses ancêtres au parcours particulier, mais dont les réponses ne regardent que Jeanne...
[1]D'après Maksud Monique, Nizard Alfred. Enfants trouvés, reconnus, légitimés, Les statistiques de la filiation en France, aux XIXe et XXe siècles. In: Population, 32e année, n°6, 1977. pp. 1159-1220 ; sur Persée (voir mon article sur la théorie des noms de famille).
Sources :
- Les registres de naissances de la commune d’Audes de 1840 à 1872 : 2E 10 13 Audes N 1829-1862, 2E 10 16 Audes N 1863-1884 sur le site des archives départementales de l'Allier
- Les registres de décès de la commune d’Audes de 1840 à 1872 : 2E 10 15 Audes D 1830-1862, 2E 10 19 Audes D 1863-1884 sur le site des archives départementales de l'Allier
- Filae