(Echanges) épistolaires
Le généathème d'avril nous propose de rédiger la biographie de l'un de nos ancêtres que nous affectionnons plus particulièrement. Plusieurs de mes ancêtres mériteraient de s'attarder sur eux, j'ai d'ailleurs le projet de le faire sur ce blog dans les semaines et les mois qui viennent. Mais pour ce mois, j'ai choisi de parler de mon arrière-arrière-grand-père Louis Labeille, pour son parcours particulier et son nom de famille qui a du piquant... mais je ne vais pas tout dévoiler dès le début de mon billet...
Je vais en parler à la façon de généablogueurs qui l'ont fait avant moi, Evelyne et son blog Ciel ! Mes aïeux... qui m'a donné l'idée de la forme, Mastie et son blog Murmures d'ancêtres sur l'idée de laquelle nous nous sommes croisées.
Roanne, 1873
"Maman",
Cela fait bien longtemps que je voulais t'envoyer une lettre, mais je n'en ai jamais vraiment eu l'occasion. Je profite de mon copain d'armée Claude, qui sait lire et écrire, pour lui dicter ces quelques mots.
Ca y est, je suis un homme ! J'ai commencé mon service militaire. Saurais-tu me reconnaître ? Je mesure 1 mètre 58, j'ai les cheveux et les sourcils châtains, les yeux gris, le visage ovale avec un front large, un nez moyen, une grande bouche et un menton rond.
Jusqu'à présent, j'étais domestique à Isserpent, chez des agriculteurs. J'ai été affecté au 139è Régiment d'Infanterie stationné à Roanne, dans la Loire. J'espère que tout va bien se passer... L'environnement de vie me rappellera d'ailleurs peut-être mon enfance...
A bientôt ?
Louis
Registre matricule du Bureau de recrutement de Roanne, classe 1873
(source : Archives départementales de la Loire :
Registre matricule du Bureau de recrutement de Roanne, classe 1873, cote 47NUM_1R1089, extrait de la vue 1)
Isserpent, le 2 janvier 1875
"Maman",
Cette carte pour t'annoncer une grande nouvelle : je me marie demain à Isserpent ! Encore en service actif, le Général commandant le département de l'Allier m'y a autorisé.
Ma future s'appelle Françoise Rondepierre, elle a 3 ans de moins que moi. Nous nous sommes connus chez ses parents, cultivateurs. Je suis domestique chez eux, au Domaine de Rossignat à Isserpent, depuis environ deux ans.
J'ai trouvé ici une grande et vraie famille. Ils m'ont vraiment bien accueilli. Nous habitons tous dans la même maison : le père et la mère de Françoise, Claude et Marie, ses deux jeunes frères Georges (15 ans) et Jean (11 ans), sa sœur aînée Marie (23 ans) et son mari Arthur. Il a 7 ans de plus que moi, et je le considère comme mon grand frère : on a connu le même parcours depuis notre naissance, alors ça nous a énormément rapprochés. Et dans la maison d'à côté (il n'y en a que deux à Rossignat...), habitent le cousin paternel de Françoise avec sa mère et sa femme, ainsi que sa tante paternelle, son mari et leurs trois enfants.
Même si je n'ai rien à apporter pour notre mariage, Claude et Marie constituent avec Françoise et moi une société de culture, dont nous aurons le tiers, avec tous les harnais et ustensiles agricoles, les recettes, profits du cheptel des bestiaux, et les dettes. On aura beaucoup de travail, mais ça ne me fait pas peur, et ça me plaît beaucoup. Et puis je ne sais bien travailler qu'à cela...
J'aurais tant aimé que tu sois là demain pour m'accompagner à l'autel...
A très bientôt.
Louis
Bourg d'Isserpent (Allier) et son église
(source : photo retouchée à partir d'une photo prise sur le Site Internet de la commune d'Isserpent)
Isserpent, le 13 janvier 1875
"Maman",
Me revoilà déjà... mais j'ai encore une grande nouvelle : je viens d'avoir mon premier enfant, une magnifique petite fille que nous avons appelée Marie. J'aurais pu t'en parler il y a deux semaines, mais ça aurait fait beaucoup de choses d'un coup !
Nous sommes très heureux, même si moi, je ne me rends pas encore vraiment compte... D'ailleurs, Marie est née à temps, car je dois partir après-demain dans l'armée active...
A bientôt ?
Louis
Mairie d'Isserpent (Allier)
(source : photo retouchée à partir d'une photo prise sur le Site Internet de la commune d'Isserpent)
Isserpent, le 8 mars 1899
"Maman",
Que de temps a passé depuis mon dernier courrier !
Les cultures nous occupent plus ou moins bien : les années passent avec des hauts et des bas. Nous avons dû laisser le domaine de Rossignat. Nous habitons toujours à Isserpent, mais désormais au Bois Dieu.
Heureusement, la vie avec Françoise est très agréable ! Nous avons eu de nombreux enfants :
- Marie, dont je t'avais annoncé la naissance le 13 janvier 1875 ; elle a eu un fils (sans nous dire qui était le père...), Antoine, né le 7 mars 1892,
- Marie, encore, mais on l'appelle Françoise ou Maria, née le 18 juillet 1876,
- Georges, né le 7 octobre 1879. Il vient de partir à l'armée,
- Marie, surnommée Annette, née le 3 décembre 1882,
- Louis-Benoît, né le 4 avril 1886,
- Philomène, née le 4 janvier 1893, le lendemain de nos 18 ans de mariage,
- Anne Marie Jeanne, née aujourd'hui.
J'ai déjà 46 ans, je me demande toujours qui tu es depuis toutes ces années.
A bientôt ?
Louis
Le Bois Dieu et Rossignat à Isserpent (Allier)
(source : Archives départementales de l'Allier :
Plan cadastral napoléonien d'Isserpent, 1829, cote 3 P 3120, extrait de la vue 1)
Saint-Christophe, le 13 septembre 1901
"Maman",
C'est peut-être ma dernière lettre[1] pour toi : je n'ai sans doute plus besoin de te parler. Une page se tourne. Nos enfants vont fonder à leur tour une famille. Annette est la première à se marier. La cérémonie a lieu aujourd'hui-même, mais trop loin de chez nous (dans la Loire) pour pouvoir y aller. Comme elle, sa sœur Maria habite à Saint-Julien-en-Jarez depuis plusieurs mois, elle nous représentera. Nous ne sommes plus que quatre dans notre maison à Saint-Christophe, au Domaine Vignaud où je suis fermier : Françoise, nos deux dernières, et moi.
Avant de te laisser, je voudrais enfin te poser les questions qui me taraudent depuis toujours : pourquoi m'as-tu abandonné un mois après ma naissance ? Pourquoi, comment et qui a fait toute cette route entre Audes et Moulins pour me déposer à l'hospice ? Et pourquoi je m'appelle Louis Labeille ? Tu n'as rien laissé à ton sujet pour que je sache qui tu étais et qui était mon père. Je l'ai toujours regretté. J'aurais tant aimé vous connaître et vivre avec vous et les vôtres.
Enfin, au fil des années, je me suis fait une raison...
Finalement, partant de rien, j'ai fondé une grande famille dont j'ai aimé tous les membres, et c'est ça qui me rend le plus fier !
Louis
Pour répondre à Louis qui fut abandonné à l'hospice de Moulins le 5 mars 1853, voici son acte de naissance suivi de sa transcription.
Acte de naissance de Louis Labeille du 21 janvier 1853 à Audes (Allier)
(source : Archives départementales de l'Allier :
Etat civil, Commune d'Audes, Naissances 1829-1862, cote 2 E 10 13, extrait de la vue 145)
Labeille Louis
n°1
enfant naturelL'an mil huit cent cinquante trois le vingt-un janvier à midi par devant nous,
maire, officier de l'état civil de la commune d'Audes, canton d'Hérisson, département
de l'Allier, est comparu Soulier Louis, journalier âgé de vingt-deux ans, domicilié à la
mouche à miel de cette commune, lequel nous a présenté un enfant du sexe mascu-
lin, né le vingt janvier à dix heures du soir, en la maison située au dit lieu de la
mouche à miel, de Soulier Jeanne, sans profession, âgée de vingt-huit ans, domicil-
liée à la mouche à miel, et de père inconnu, #Les dites#et auquel nous avons
donné les nom et prénom de Labeille Louis. Les dites déclarations et présen-
tation faites en présence de Simon Pierre, tailleur, âgé de quarante huit ans,
de Beaujon Pierre, menuisier, âgé de quarante un ans, tous deux domiciliés
dans cette commune. Et ont le déclarant et les témoins déclaré ne savoir
signer le présent acte après lecture faite. Josset (signé)
Cet acte, qui ne m'a nécessité que quelques minutes de recherches[2] - bien peu à côté de Louis qui a peut-être souhaité connaître ces informations toutes sa vie -, lui aurait appris plusieurs choses :
- sa vraie date de naissance (il se croyait être né le 2 février, alors qu'il est né en réalité le 20 janvier),
- l'identité de sa mère (il avait déclaré à son mariage être "fils majeur de père et de mère qu'il n'a jamais connus) : Jeanne Soulier, alors âgée de 28 ans,
- l'explication sur l'origine de son prénom : il est fort probable que le déclarant ou plutôt l'officier d'état civil ait pris celui du déclarant, en l'occurrence, son oncle maternel,
- l'explication sur l'origine de son nom de famille : le déclarant ou l'officier d'état civil a très probablement tiré "Labeille" du lieu-dit où habitait sa mère, "La mouche à miel" (qui s'appelait "lieu des Abeilles" en 1837, "Labeille" en 1846, "La mouche à miel" de 1851 à 1872)[3]. Ce lieu-dit ne comportait alors qu'une ou deux maisons, et il n'apparaît plus dans les recensements à partir de 1876. Il a alors dû définitivement disparaître (on ne le trouve pas sur les plans actuels). Ce nom de lieu-dit aura donc sans doute duré à Audes au mieux une cinquantaine d'années, puisque le plan cadastral napoléonien de 1811 ne l'indique pas non plus.
Quand on pense que ce nom s'est perpétué à travers la descendance de Louis sur au moins trois générations après lui...
Sources :
- Archives départementales de la Loire, Etat civil et Registre matricule en ligne
- Archives départementales de l'Allier, notamment actes d'Etat civil et Recensements en ligne
- Archives départementales de l'Allier, Contrat de mariage entre Louis Labeille et Françoise Rondepierre passé le 30 décembre 1874 devant Maître Dessert, notaire à Lapalisse, photo aimablement envoyée par un bénévole de FranceGen Web
[1] Louis n'a apparemment jamais su écrire, mais on va faire comme si...
[2] J'ai quand-même dû patienter une vingtaine d'années depuis le début de mes recherches généalogiques, faute d'habiter suffisamment près d'Yzeure et de l'Allier pour me rendre aux Archives départementales... Heureusement, elles ont finalement été mises en ligne !
[3] Le notaire qui a rédigé son contrat de mariage a encore modifié ce nom et l'a rendu plus pompeux en l'écrivant "Labaye"