Suite du généathème d’octobre et de mon article présentant en 100 mots la vie de la grand-mère maternelle de mon grand-père maternel : je vais vous parler d'Anne-Marie dite Justine Guignier, l'une de mes ancêtres originaire de Province montée à Paris à la fin du XIXème siècle.

Anne-Marie est née le 15 février 1858 à Cessey-sur-Tille, village situé en Côte-d'Or, à une vingtaine de kilomètres au sud-est de Dijon. Ses parents sont manouvriers. Elle a au moins trois frère et sœurs : Anne Catherine, de deux ans et demi son aînée, Maxime, né en 1862, et Anne-Marie née en 1864.
Le 25 avril 1881, Anne-Marie épouse François Berthenet à Varanges, village situé à une dizaine de kilomètres au sud de Cessey-sur-Tille où ses parents habitent désormais. Agée de 23 ans, elle est cuisinière à Dijon. François a 24 ans, il est originaire de Chagny, commune d'environ 4 000 habitants situé en Saône-et-Loire en limite de Côte-d'Or. Il est brigadier maréchal au dixième régiment de Dragons à la Caserne des Carmélites ou Caserne Brune[1] à Dijon.

entrée de la Caserne des Carmélites

L'entrée de la Caserne des Carmélites et la façade de l'ancienne chapelle des Carmélites
(source : Dijon en 1900)

Le 14 juillet 1882 à Dijon, naît leur première fille, Constance. François est alors brigadier maréchal ferrant, toujours à la Caserne des Carmélites où ils habitent.

Pansage à la Caserne des Carmélites

Pansage à la Caserne des Carmélites
(source : Dijon en 1900)

Deux ans plus tard, ils ont un fils, Jean-Marie. Ils ne semblent plus habiter à Dijon.

La moutarde nous monte au nez

Mais du haut de son mètre soixante-dix, avec ses cheveux noirs et ses yeux bruns, avec son uniforme de brigadier et son physique de maréchal ferrant, François est très séduisant et un vrai coureur de jupons...
François a une maîtresse et Anne-Marie le sait. Le couple bat de l'aile. Anne-Marie quitte le domicile conjugal et veut entamer une procédure de divorce pour adultère.
Lors du recensement de 1886, son fils habite chez ses parents à Varanges, avec deux cousins (les fils d'Anne Catherine, la sœur aînée d'Anne-Marie). Anne-Marie habite-t-elle encore à Dijon avec sa fille ? Est-elle déjà partie vivre ailleurs l'emmenant avec elle ?
Quoi qu'il en soit, le 18 avril 1886, Anne-Marie est admise au bénéfice de l'assistance judiciaire. Le 12 juillet 1886, un premier jugement demande d'apporter la preuve des faits d'adultère qu'elle allègue, comme cela est requis par la loi. Une enquête révèle que son mari "vit maritalement avec une femme qui est sa maîtresse". Le 18 juillet, le Commissaire de Police constate le flagrant délit d'adultère de François. Il "vit avec sa maîtresse d'une façon patente et ouverte, disant bien haut ne pas vouloir retourner avec sa femme".

En quête d'une nouvelle vie à Paris

Anne-Marie est anéantie et en même temps libérée : elle va pouvoir définitivement se séparer de son mari qu'elle n'aime plus. En quête d'une vie meilleure et pour laisser ses mauvais souvenirs derrière elle, elle décide de monter à Paris. Emmène-t-elle ses deux enfants ou laisse-t-elle son fils chez ses parents ? Sa sœur Anne-Catherine, qu'on retrouvera une quinzaine d'années plus tard aussi à Paris, l'accompagne-t-elle à ce moment ou la rejoindra-t-elle après ? Etait-elle déjà venue à Paris quelques temps avec son mari, qui semble avoir été employé par les chemins de fer Paris-Lyon-Marseille à partir de 1884 (avis du Régiment de la Seine du 8 janvier) ?

Quoi qu'il en soit, comme pour beaucoup d'autres, la vie parisienne représente pour Anne-Marie un grand espoir. Dotée d'une grande dose de courage, ce n'est toutefois pas sans appréhension qu'elle part loin de chez elle.

Le travail, qui ne manquait pas, attirait en effet à Paris nombre de provinciaux (principalement issus de la moitié nord de la France, originaires de la campagne et/ou ayant vécu "à la ville") et d'étrangers. Ville d'immigration, Paris voyait seulement un tiers de ses habitants y être nés à la fin du XIXème siècle. La carte ci-dessous montre la répartition des départements de naissance des habitants de Paris en 1891.

Carte des origines des habitants de Paris en 1891

Carte des origines des habitants de Paris en 1891
Pour chaque département, la base du rectangle est proportionnelle à la population du département, tandis que la hauteur est proportionnelle au cœfficient d'attraction que Paris exerce sur les habitants du département (le cœfficient d'attraction est calculé par le rapport du nombre de personnes nées dans un département et qui se trouvent à Paris et dans sa banlieue, sur la population du département)
(source : "Résultats statistiques du dénombrement de 1891 pour la ville de Paris", Gallica)

On peut supposer qu'Anne-Marie et ses enfants ont parcouru les 300 kilomètres qui les séparait de leur Côte-d'Or natale avec Paris en train, la ligne ayant vu le jour au milieu du XIXème siècle. Mais quelles affaires personnelles ont-ils emportés avec eux ? Comment la mère et ses deux enfants de 2 et 4 ans ont-ils vécu leurs premiers jours, leurs premiers mois à Paris, sans probablement connaître personne ou au mieux la sœur d'Anne-Marie venue peut-être en même temps avec sa propre famille ? Autant de questions qui restent sans réponse, mais pour lesquelles on peut imaginer toutes les difficultés rencontrées, et tout le courage qu'il a fallu pour les affronter.

La procédure de divorce

Arrivée à Paris, Anne-Marie relance la procédure de divorce.
Celui-ci a été réinstauré par Alfred Naquet juste deux ans auparavant : la loi du 27 juillet 1884 autorise le divorce uniquement en cas de faute grave (adultère, condamnation à une peine afflictive et infamante, excès, sévices et injures graves). 4 000 divorces sont prononcés l'année suivante.
Le 23 février 1887, l'avocat d'Anne-Marie demande le divorce au profit de celle-ci, contre son mari et aux torts de ce dernier. Anne-Marie renonce à la communauté de biens ayant existé avec son mari. Elle demande la garde de ses enfants ainsi qu'une pension alimentaire de 40 Francs par mois payables par trimestre d'avance.
Cinq jours plus tard, Anne-Marie est officiellement divorcée. François n'est jamais venu se défendre ou s'expliquer ni s'est fait représenter. Elle obtient une pension alimentaire de 30 Francs par mois payable par trimestre à partir de la date du jugement.

Une mère célibataire

Anne-Marie travaille sans compter pour parvenir à élever ses enfants. La pension mensuelle de 30 Francs qu'elle perçoit de François lui permet toutefois de doubler son salaire potentiel. En effet, en 1890 dans le département de la Seine, une femme de ménage gagnait 1,50 Francs par jour. Mais une livre de pain valait 15 centimes et un litre de lait, 10 centimes.
Anne-Marie donne tout ce qu'elle gagne pour ses enfants et redouble d'amour pour eux. Elle en oublie de s'occuper d'elle-même, et de toutes façons, elle ne veut plus entendre parler des hommes. Anne-Marie reste une mère courage avec ses deux enfants, dans ce monde où les mères divorcées, très peu nombreuses, sont probablement mal vues car plutôt rares[2].

Couverture du livre "L'enfant du divorce"

Couverture de "L'Enfant du divorce", roman par Hector de Montpereux. 10° livraison illustrée, publié environ en 1890
(source : Gallica)

Anne-Marie est-elle confrontée au décès de son fils Jean-Marie alors qu'il est enfant ? L'absence de toute information à son sujet[3] pourrait le laisser supposer.

Si Anne-Marie reste célibataire, François se remarie trois ans après son divorce, en février 1890, à Lyon[4], avec une veuve lyonnaise. On peut supposer que cette femme n'est pas la même que sa maîtresse dijonnaise "à l'origine" du divorce...

Quoi qu'il en soit, 16 ans après le divorce de ses parents, en 1903, Constance est devenue une belle jeune femme. Elle va se marier.
Anne-Marie habite alors à Gagny, commune de près de 5 000 habitants située à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Paris 3è où a lieu le mariage. Elle est domestique. Sa sœur Anne-Catherine habite à Paris 11ème où elle est concierge, elle est veuve.
Le père de Constance habite encore à Lyon où il est maréchal-ferrant, il n'a sans doute pas vu ses enfants depuis qu'ils sont partis à Paris. Constance étant encore mineure, il lui a toutefois donné l'autorisation de se marier comme cela est requis par la loi.

Une grand-mère très présente

Rapidement, Constance et son mari Gaston vont avoir des enfants. Mais ils travaillent beaucoup : il est gaînier, et elle est ménagère. Ils n'ont pas beaucoup de temps à consacrer à leurs enfants, et Anne-Marie va beaucoup s'occuper d'eux.

Anne-Marie décède dans les années 1925. Son petit-fils Robert effectue alors son service militaire. Très attaché à sa grand-mère, il demande une autorisation spéciale pour pouvoir se rendre à ses funérailles, mais on ne la lui accorde pas. Robert est désemparé. Coûte que coûte, il veut rendre un dernier hommage à sa grand-mère, et décide de faire le mur. Malheureusement, il sera rattrapé. Non seulement il ne pourra pas saluer une dernière fois sa grand-mère, mais en plus, il sera mis aux arrêts pendant plusieurs jours.

Finalement, Anne-Marie peut être fière de son parcours.
Trompée par son mari, elle a eu la force et le courage de demander le divorce, de parcourir plus de 300 kilomètres pour quitter ses origines, élever ses enfants seule et s'occuper avec amour de ses petits-enfants.


Sources :

  • Première image d'illustration (gare de Lyon) : CPArama [5]
  • Dijon en 1900
  • Archives départementales de Saône-et-Loire, Registre matricule
  • "Résultats statistiques du dénombrement de 1891 pour la ville de Paris et le département de la Seine et renseignements relatifs aux dénombrements antérieurs", Préfecture de la Seine, Service de la Statistique municipale. Accessible sur Gallica
  • Bertillon Jacques. Sur l'origine ethnique des habitants de Paris. In: Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, IV° Série, tome 7, 1896. pp. 20-31. Persée
  • Ligne de train Paris-Lyon sur Wikipedia
  • Divorce sur Wikipedia
  • Sardon Jean-Paul. L'évolution du divorce en France. In: Population, 51e année, n°3, 1996 pp. 717-749. Persée
  • Couverture de "L'Enfant du divorce", roman par Hector de Montpereux. 10° livraison illustrée, publié environ en 1890, Gallica
  • Archives municipales de Lyon, Etat civil
  • Evolution du pouvoir d'achat sur Wikipedia
  • Archives départementales de Côte-d'Or, Etat civil de Cessey-sur-Tille, Dijon et Varanges, recensements de Cessey-sur-Tille et Varanges

[1] En 1792, les Carmélites ont été chassées de leur couvent qui a été attribué à l'armée. Le couvent devint la caserne Brune, occupée par une partie du 26ème régiment de dragons.
[2] En 1891 à Paris avec ses 3 millions d'habitants, les 6 118 femmes divorcées (âgées de 20 à 60 ans) constituaient 0,6% de la population féminine de la même classe d'âge, contre 0,2 % sur l'ensemble de la France qui comptait alors 38 millions d'habitants. En 1900, l'indicateur conjoncturel de divortialité (nombre de divorces prononcés pour 10 000 mariages) s'élevait à environ 300, contre environ 3 500 en 1993.
[3] Je n'ai trouvé de trace de Jean-Marie que lors du recensement de 1886 chez ses grands-parents et à travers la procédure de divorce. Je n'ai pas trouvé son acte de naissance, ni de mariage ou de décès ni dans les villages familiaux de Côte-d'Or, ni à Lyon, ni à Paris ; je n'ai pas non plus trouvé sa présence dans les répertoires des registres matricules, ni en Côte-d'Or, ni à Paris, ni dans le Rhône où aurait pu encore habiter son père et s'il l'avait rejoint
[4] Alors qu'il n'y a pas si longtemps, j'ignorais avoir un ancêtre qui a vécu à Lyon, le hasard fait qu'il habitait lors de son mariage à moins d'un kilomètre et demi de mon domicile, et qu'un an plus tard, il habitait et travaillait à moins de 2 kilomètres de mon lieu de travail...
[5] Commentaires de RIGOUARD sur la carte postale ancienne de la première gare de Lyon :
"N° 13 - La première gare de Lyon (1898) - Editeur : Ch. Rouget, photographe.
La première gare de Paris-Lyon fut construite [...] entre 1845 et 1852 après plusieurs interruptions de chantier. A l'origine, deux verrières (hautes de 12,50 m.) couvraient les voies. Elles étaient ceinturées par un mur surmonté d'une rangée de 14 arcades vitrées et entourées par deux colonnes. Ce mur reliait deux modestes façades parallèles aux voies (invisibles sur la carte)[...]. Les dimensions intérieures de la gare étaient de 220 m. de long sur 42 m. de large (en forme de "U ") il n'y avait que deux voies de service, une pour chaque sens. Cet ensemble fut détruit en 1894-1895 pour faire place à la construction de la gare actuelle dont les travaux débutèrent en 1896 pour se terminer en 1900 à l'occasion de l'Exposition Universelle.
Mais alors, me direz-vous, pourquoi la carte porte-t-elle la date de 1898 (alors que le bâtiment était déjà réduit à l'état de gravas) ?
Je pense que le cliché est antérieur à cette date, mais que Ch. Rouget n'a édité sa carte qu'en 1898."

Article écrit par Chantal, le 11 octobre 2014

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