Pour ce généathème de novembre, nous sommes invités à parler de nos ancêtres Poilus. Dans ma famille, je n'ai jamais entendu parler d'un ancêtre Poilu... Mes grands-pères ayant une dizaine d’années quand la guerre a été déclarée, je suis donc partie à la recherche de mes arrières-grands-pères, nés à la fin du XIXème siècle, pour confirmer ou non cette mémoire familiale relativement surprenante. En effet, vu que 80 % des effectifs des classes mobilisées (7,8 millions d'hommes sur 9,7 potentiels) sont partis sur le front pendant la Première guerre mondiale, la probabilité de ne pas avoir de Poilu parmi ses ancêtres directs est plutôt faible...
Mais avant de parler directement de mes ancêtres, un petit rappel des différentes étapes et principes de la conscription s'impose.

La conscription

En 1798, la loi "Jourdans-Delbrel" définit les lois de la conscription. Son article premier dit que "Tout Français est soldat et se doit de défendre la patrie". La loi du 10 mars 1818 dite "Gouvion-Saint-Cyr" fixe les modalités du recrutement militaire jusqu'en 1872. Les lois intermédiaires portent principalement sur les modalités de remplacement et sur la durée du service actif.
La Troisième République change le système considéré alors comme inégalitaire. L'article 2 précise ainsi que "tout Français [...] peut être appelé, depuis l'âge de vingt ans jusqu'à celui de quarante ans, à faire partie de l'armée active et des réserves". La possibilité de se faire remplacer est supprimée.

Les états successifs du service militaire
Le service actif

Le service actif correspond à la période pendant laquelle le soldat est appelé sous les drapeaux. Cette durée a varié selon les périodes, passant de 8 ans entre 1824 et 1832, à 12 mois de 1928 à 1936.

La réserve de l'armée active

Elle correspond à la fraction de l'armée qui n'est pas maintenue dans l'armée active, mais qui peut être appelée pour effectuer une période d'exercice (le réserviste doit en effectuer deux) ou en cas de conflit.

Le service auxiliaire

Tout homme reconnu par le conseil de révision incapable de faire un bon service actif dans l'armée, soit par suite de faiblesse ou de défaut de taille, était ajourné à un ou deux ans. Si après les deux ajournements, l'état physique général de l'homme ne comportait pas d'exemption définitive, il était classé dans le service auxiliaire.
Les jeunes gens classés dans les services auxiliaires ne pouvaient être affectés à aucun service armé, mais ils étaient destinés à compléter, en cas de guerre, le personnel nécessaire à des services moins exposés (par exemple : fabrication et réparation de matériel, travaux relatifs aux fortifications et bâtiments militaires, hôpitaux et ambulances, magasins d'habillement ou d'équipement, transports, bureaux, ...). Ils pouvaient aussi, le cas échéant, être mis à la disposition de l'industrie privée pour l'exécution de travaux relatifs à l'armée. Les jeunes gens étaient affectés à ces divers services en fonction de leurs aptitudes professionnelles.

L'armée territoriale

Créée par la loi de 1872, l'armée territoriale est composée des classes d'hommes qui ont déjà accompli leur service dans l'armée active puis dans la réserve de l'armée active. Pendant qu'ils sont dans l'armée territoriale, les réservistes doivent effectuer une courte période d'exercices. Les soldats territoriaux sont en principe destinés à des missions moins exposées que celles des précédentes armées.

La réserve de l'armée territoriale

Celle-ci termine le service militaire et arrive après que toutes les autres périodes aient été effectuées. Cette réserve est composée des hommes les plus âgés, qui complèteront les rangs des régiments territoriaux ou tiendront des fonctions plus éloignées du front.

Une durée d'obligation militaire de plus de 25 ans

Si la durée de chacune de ces périodes a évolué au fil du temps comme le montre le graphe ci-dessous, on voit que la durée totale pendant laquelle l'homme restait sous les obligations militaires a été globalement stable.
Celle-ci se montant à plus de 25 ans, un homme alors âgé de plus de 45 ans pouvait donc être appelé en cas de conflit...

Durée des obligations militaires

Durée des obligations militaires et répartition par type de service
(source : © Scribavita, à partir du tableau figurant sur le site des Archives départementales de la Loire)

Une question d’âge

La répartition des classes (année de naissance + 20 ans) valable du 1er octobre 1913 au 30 septembre 1914, et donc suivie pour la mobilisation du 1er août 1914, est la suivante :

  • Armée active : classes de 1913 à 1911,
  • Réserve de l'armée active : classes de 1910 à 1900,
  • Armée territoriale : classes de 1899 à 1893,
  • Réserve de l'armée territoriale : classes de 1892 à 1887.

Les hommes appelés lors de la mobilisation le 1er août 1914 étaient donc nés entre 1867 et 1893, ils avaient entre 21 et 47 ans. Les engagés volontaires et les officiers de carrière nés avant 1867 peuvent avoir participé au conflit ; a contrario, des engagés volontaires (avant leurs 20 ans) nés après 1867 et déjà dégagés de leurs obligations militaires en 1914 peuvent avoir évité le conflit.
Au fil de la guerre, les classes ont été appelées en avance, comme le montre le tableau suivant, afin de palier les pertes et renforcer les troupes.

Classe Date de l'appel de la classe
1914 août-septembre 1914
1915 décembre 1914
1916 avril 1915
1917 janvier 1916
1918 avril-mai 1917
1919 avril 1918

Date d'appel des classes de 1914 à 1919 (source : Philippe Boulanger, "Les conscrits de 1914" (voir référence complète au bas de l'article), Cairn

Finalement, près de 8 millions de Français seront mobilisés sur la totalité du conflit, soit environ 80% du "réservoir" d'hommes. Le graphique ci-dessous montre la répartition des effectifs mobilisés et ceux non mobilisés par classe.

Effectifs mobilisés et non mobilisés par classe

Effectifs mobilisés et non mobilisés par classe
(source : © Scribavita, à partir du tableau figurant sur le site Le parcours du combattant de la guerre 1914-1918

Revenons-en à mes ancêtres : mes grands-pères ayant tout juste une dizaine d'année en 1914, mes arrières-grands-pères, dont les années de naissance suivent, étaient-ils donc en âge de participer à la Première guerre mondiale ?

  • François Poyet est né en 1866,
  • Jean-Claude Granottier est né en 1850,
  • Gaston Hémerlin est né en 1878,
  • Claude Giraudet est né en 1876.

Mes deux premiers arrière-grands-pères sont donc passés à côté de l’appel du fait de leur âge. François y a échappé à un an près, Jean-Claude plus largement. En 1914, étant alors âgés respectivement de 48 et 64 ans, il semble plutôt légitime qu'ils n'aient effectivement pas été appelés. Etant agriculteurs, il est fort probable qu'ils aient malgré tout participé à l'effort de guerre avec leurs familles à travers leurs cultures, leurs productions et leur bétail.
Par ailleurs, François était le dernier né d'une famille de six enfants, aucun de ses frères n'a donc non plus pris part au combat. Ses trois enfants étaient âgés de 10 ans (mon grand-père qui fut prisonnier pendant la Deuxième guerre mondiale) à 16 ans, mais il n'est pas impossible que des neveux aient été appelés.
Jean-Claude était lui aussi le plus jeune de ses quatre frères et soeurs. Parmi ses sept enfants, seul son fils aîné, Etienne, de la classe de 1915, avait l'âge d'être appelé. Cela a effectivement été le cas, puisqu'Etienne a fait la campagne contre l'Allemagne du 16 décembre 1914 au 2 octobre 1919, qu'il a été fait prisonnier pendant 2 ans et demi, et qu'il a été blessé à plusieurs reprises.

Deux de mes arrières-grands-pères n'ont donc pas fait la guerre de 14 en raison de leur âge. Mais qu’en est-il des deux autres ?

Quand la santé ne va pas, on n’y va pas...

La récupération des fiches matricules de mes deux derniers arrière-grands-pères permet d’apprendre beaucoup de choses, même si tout n'est pas très clair...

Gaston, réformé n°2 puis bénéficiaire de la loi Mourrier

Gaston est de la classe de 1898. En 1899 puis en 1900, il est ajourné, sans plus d'information.

En 1901, il est propre au service armé et est incorporé le 14 novembre de la même année au 4ème Régiment d’Infanterie comme soldat de deuxième classe. Toutefois, quinze jours plus tard, il est réformé temporairement par la Commission spéciale "pour défaut de taille 1m535, faiblesse générale et imminence tuberculeuse".
Jusqu'à la loi du 2 avril 1901, une taille minimale était exigée : 1,54 m, en-deça de laquelle l'homme n'accomplissait pas de service militaire. Après cette loi, appliquée à partir du conseil de révision 1902 pour la classe 1901 et les ajournés des précédentes classes pour ce motif, la suite des devoirs militaires dépendait de la décision du conseil. Dans ce contexte, on comprend mieux la précision au demi-centimètre près de la mesure de la taille de Gaston...

Fin 1902, il passe dans la réserve de l’armée active. Le 2 octobre 1902, il est affecté au Régiment d’Infanterie de Montargis.

Le 29 juillet 1905, il est réformé n°2 par la Commission spéciale "pour faiblesse de constitution, sommets suspects".
Il existait alors deux niveaux de réforme :

  • les réformés n°1 sont des soldats qui, suite à une blessure ou une maladie liée au service, sont invalides (de 10 à 100%) ; suivant la gravité de leur invalidité, il bénéficient d'une pension ou d'une gratification de réforme ;
  • les réformés n°2 sont des soldats qui, suite à une blessure ou une maladie non imputable au service, ont une infirmité ou une mutilation ; ils ne bénéficient ni de pension, ni de gratification renouvelable, mais ils sont soignés tant que l'exige leur état de santé.

Quelques années plus tard, Gaston passe dans l’armée territoriale. Il reste réformé n°2 par décision du Conseil de Révision du 6 mars 1915.

Mais les années passant, la guerre faisant toujours rage et les besoins en soldats étant toujours importants, il fallait pouvoir mobiliser un maximum d'hommes. Plusieurs lois et décrêts vont donc se succéder.
Celle qui nous intéresse ici est la loi du 20 février 1917 ou loi Mourrier. Elle prévoit que tous les hommes exemptés ou réformés n°2 avant la mobilisation, appartenant aux classes 1896 à 1914 incluse, qui ont été visités par application du décret du 9 septembre 1914 et maintenus dans leur position, devaient être soumis à l'examen de la Commission de réforme. Les exemptés et réformés reconnus aptes au service armé ou au service auxiliaire devaient alors suivre le sort de leur classe aux dates fixées par le ministre de la guerre. Les hommes qui répondaient à certains critères n'étaient toutefois pas convoqués à cet examen :

  • les engagés spéciaux dont l'engagement avait ensuite été résilié pour inaptitude physique ;
  • exception faite des insoumis, les hommes âgés de plus de quarante ans et appartenant aux classes de mobilisation postérieures à la classe 1885, ces hommes devant être versés dans leur classe d'âge et en suivre le sort ;
  • les pères d'au moins quatre enfants vivants et les veufs pères de trois enfants ;
  • les fils de familles nombreuses ayant cinq frères en service armé sous les drapeaux ou qui ont eu deux frères tués au champ d'honneur ;
  • les prisonniers civils ou militaires évadés, échangés ou rapatriés d'Allemagne.

Mon arrière-grand-père Gaston, précédemment réformé et alors père de quatre enfants, ne fut pas même appelé pour une visite médicale. Il fut maintenu dans sa position par la Commission de réforme le 21 avril 1917.

Des problèmes de santé et ses quatre enfants ont donc permis à mon arrière-grand-père Gaston de ne pas partir à la guerre.

Claude, service auxiliaire, sursis d'appel et loi Dalbiez

Claude est appelé en 1896, il est propre au service. Il arrive au corps du 16ème régiment d’artillerie le 15 novembre 1897 comme deuxième canonnier servant. Il devient premier canonnier servant le 20 août 1898.
Le 22 septembre 1900, il est envoyé dans la disponibilité, puis il passe dans la réserve le 1er novembre 1900. Il y accomplit deux périodes d’exercices au même régiment que précédemment : du 24 août au 20 septembre 1903, puis du 12 novembre au 9 décembre 1906.

Passé dans l’armée territoriale le 1er octobre 1910, il est rappelé à l’activité par ordre de mobilisation générale du 1er août 1914. Il arrive comme soldat au 114ème régiment d’artillerie le 4 août. Mais quatre mois plus tard, le 21 décembre, il est classé service auxiliaire sur avis de la Commission de réforme de Valence du 13 novembre pour "veines remontantes" (probablement des varices).
Il a donc bien accompli une campagne contre l'Allemagne, mais seulement à l'intérieur. Cette période de 5 mois a peut-être correspondu à une période d'exercices précédant le départ au front.
Il est mis en sursis d’appel pour une durée indéterminée à compter du 3 décembre 1914 à l’usine Meley à Saint-Julien-en-Jarez (département de la Loire). On peut supposer que cette usine contribuait à la fabrication d'armes ou de munitions (la région de Saint-Etienne, avec ses mines et aciéries, était particulièrement pourvoyeuse d'armement), d'autant plus que Claude était serrurier-ferronnier dans le civil.

Un an plus tard, le 22 décembre 1915, il est classé service armé par la Commission spéciale de St-Etienne (loi du 17 août 1915 ou loi Dalbiez).
La loi Dalbiez prévoyaient plusieurs dispositions relatives à l'incorporation des hommes de certaines catégories alors non mobilisés, notamment tous les hommes des classes mobilisées ou mobilisables, classés ou versés dans le service auxiliaire. De nombreuses clauses, toutes plus spécifiques les unes que les autres, figurent dans cette loi, qui cherchait à favoriser la mise en service armé. C'est ce qui se produisit pour Claude, alors classé dans l'armée territoriale. Mais je ne comprends pas sur sa fiche matricule ce qu'il est devenu pendant plus d'un an et demi, entre la date de l'avis de la Commission de réforme (20/12/1915) et son passage dans le 16ème Régiment d'Infanterie (01/07/1917)...
De même, je ne vois pas ce qu'il a accompli dans ledit Régiment d'Infanterie jusqu'à sa mise en congé de démobilisation (le 16/04/1919) par le 54ème Régiment d'Artillerie ("c. m. du 15/12/1918") [?...].
Dans la liste des journaux des marches et opérations (JMO) disponibles sur le site Mémoire des hommes, le 16ème Régiment d'Infanterie ne dispose de JMO que jusquà juin 1915...
Finalement, dois-je me fier à la mention de sa fiche matricule "Campagne contre l'Allemagne : Intérieur du 4 août 1914 au 2 décembre 1914, Aux armées : néant", pour en conclure que Claude n'est jamais parti sur le front ? Ou dois-je imaginer que les mentions relatives à son affectation dans un service armé l'y ont effectivement conduit ?... Si quelqu'un maîtrise bien le langage militaire et le fonctionnement de l'armée, je suis preneuse d'informations pour me permettre de démêler tout cela[1]...

Aucun de mes ancêtres directs n'est donc mort, n'a été blessé au combat ou n'a été fait prisonnier, voire n'est parti sur le front pendant la Première guerre mondiale ; participer à l'indexation "Un jour un Poilu" sur le site Mémoire des hommes me permet de rendre hommage à ceux qui n'ont pas eu cette chance...


Sources :


Source de la première image d'illustration "Le départ pour la guerre", E.M.Samson, Editeur A.Noyer, Paris, 1915 : Flickr


[1] Sa fiche matricule est , vues 721 et 722.

Article écrit par Chantal, le 20 novembre 2014

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