Pour le généathème du mois de mai, il nous est proposé de raconter le parcours d'un membre de notre famille pendant la seconde guerre mondiale. Je vais évoquer la vie de mon grand-père qui fut prisonnier de guerre pendant un an et demi au Stalag VI A à Hemer en Allemagne, à partir de 1940.

La vie d'avant-guerre

François Marius P., dit Marius, est né le 31 mai 1904 à Saint-Christo-en-Jarez, petit village d'alors environ 1 250 habitants[1] situé à une vingtaine de kilomètres au nord-est de Saint-Etienne dans la Loire.
D'abord ajourné en 1923, il est classé en service armé en 1924 et bon pour le service armé en septembre 1924.

François Marius au début de son service militaire

François Marius P. au début de son service militaire (environ 1924)
(source : archives familiales)

Il est ensuite incorporé au deuxième bataillon de Chasseurs Alpins le 10 mai 1925, et part en occupation aux Pays Rhénans six jours plus tard. Il y restera près d'un an et demi, et sera rapatrié en France le 14 octobre 1926. Il accomplira ensuite une période d'exercice de trois semaines en novembre 1930 au 38ème Régiment d'Infanterie.
Il peut alors reprendre sa vie de cultivateur dans l'exploitation familiale. Il se marie le 28 avril 1934 avec Marie-Antoinette G. originaire de Marcenod, village jouxtant Saint-Christo.
Treize mois plus tard, en mai 1935, leur premier enfant, Yvonne, voit le jour. Puis un garçon, André, naît en août 1936, et un second garçon, Albert, en avril 1938. La mère de Marius, qui habitait avec eux, est décédée trois mois avant cette dernière naissance.
Deux ans plus tard, Marius, alors âgé de 36 ans, est rappelé à l'activité militaire le 9 février 1940 et incorporé au CMI (Centre Mobilisateur d'Infanterie) 131. Quatre mois plus tard, le 20 juin 1940, il est fait prisonnier à Briennon à quelques kilomètres de Roanne, tout au nord du département de la Loire. Il arrive le 6 août 1940 au Stalag VI A situé à Hemer, dans la région westphalienne de la Ruhr, à une trentaine de kilomètres au sud-est de Dortmund.

carte du trajet de Briennon à Hemer

De Saint-Christo-en-Jarez à Hemer
(source : montage réalisé à partir d'un fond de plan du Geoportail

Le Stalag VI A
La construction du Stalag

Avec la conquête rapide de la Pologne dès le début de la guerre, des milliers de prisonniers durent être cantonnés en très peu de temps. La caserne d'Hemer, alors à l'état de gros œuvre, était stratégiquement bien placée : la ville disposait d'une liaison ferroviaire et elle était située à proximité de l'industrie du bassin de la Ruhr.
La décision de créer le premier camp de prisonniers de la circonsription militaire VI à Hemer, le Stalag VI A, fut prise en septembre 1939. Les édifices de pierre étaient munis de toits, de fenêtres et de portes, mais l'intérieur était toujours à l'état de gros oeuvre. Alors que les tous premiers prisonniers devaient dormir à même le sol, progressivement, les pièces furent équipées de lits superposés de deux à trois niveaux grossièrement charpentés. Des baraques en bois étaient construites pour permettre d'agrandir la capacité du Stalag.
Des clôtures en barbelés de 3 à 3,5 mètres de haut entouraient le Stalag. A l'intérieur du camp, des barbelés de 1,5 mètre de haut séparaient les différentes zones. Six miradors construits en bois abritaient des gardes équipés d'une mitrailleuse.

maquette du Stalag VI A à Hemer

Maquette du Stalag VI A à Hemer
(source : Wikimedia Commons, © By Waddehadde (Own work))

plan du Stalag VI A à Hemer

Plan du Stalag VI A à Hemer
(source : à partir de Wikimedia Commons, © Hans-Hermann Stopsack et Eberhard Thomas (Hrsg.), traduction de la légende par Scribavita)

Les prisonniers de guerre

La proximité avec les voies ferrées facilita le convoi de nombreux prisonniers au camp. A partir d'août 1940, trois à quatre trains quotidiens amenaient chacun 1 500 à 2 000 prisonniers directement à l'entrée du Stalag.
Un ancien prisonnier raconte qu'à leur arrivée au camp, les Jeunesses hitlériennes jetaient des pierres sur les nouveaux captifs et les insultaient, les violant profondément dans leur dignité.

Avec ces arrivées massives, le camp fut rapidement en surpopulation. Prévu pour une capacité de 10 000 prisonniers, ils étaient déjà plus de 26 000 en septembre 1940. Les prisonniers français, alors environ 23 500, étaient les plus nombreux. Les autres prisonniers étaient Polonais (env. 2 100), Britanniques (500) et Belges (150).
En décembre 1941, on comptait près de 25 000 Français, environ 2 800 ressortissants du Royaume d'Angleterre, et plus de 2 500 Russes, pour un total de près de 31 000 prisonniers.
En janvier 1945, 95 500 Russes, 4 000 Français, 1 200 Belges, 500 Italiens et 1 Polonais, soient plus de 100 000 prisonniers, étaient entassés dans le Stalag prévu au départ pour dix fois moins de prisonniers...
Plus des trois quarts d'entre eux étaient employés comme main d'œuvre, travaillant dans les usines (notamment d'activité minière) ou dans l'agriculture.

La vie quotidienne

Les prisonniers français étaient traités relativement correctement au camp mère comme dans les équipes de travail. Ils étaient autorisés à écrire des lettres chez eux et à en recevoir des colis. Ils pouvaient célébrer des services religieux dans leur propre chapelle, au bloc numéro 5. Le journal du camp "Pour Nous", la grande bibliothèque française ainsi que les représentations théâtrales et musicales atténuaient leurs fatigues du quotidien au camp.
Toutes les nationalités ne bénéficiaient pas d'autant de "privilèges".

Malgré cela, les conditions de vie étaient difficiles. Quand ils n'étaient pas envoyés au travail (dans des fermes ou dans des usines), les prisonniers étaient surveillés par une sentinelle, enfermés dans la tente jour et nuit. Ne pouvant même pas sortir le soir pour uriner, ils devaient utiliser des récipients.
Marius a probablement travaillé dans une ferme où il se serait occupé de deux chevaux.

Lits superposés et prisonniers

"L"hôpital" du camp après la libération, 28/04/1945
(source : Site Internet du Stalag VI A (© archives privées Joseph D. Karr, Rochester Hills, États-Unis))

Un seul robinet était présent pour quatre tentes (250 à 300 hommes). Les repas se limitaient à une soupe maigre de pommes de terre non pelées et de navets, une petite ration de pain et de beurre, bien souvent moisis à cause de problèmes de transport. Beaucoup de prisonniers ont pu obtenir des bons d'alimentation pour un peu de pain en échange de leur alliance ou de leur montre. A partir de décembre 1940, la fourniture de paquets par la Croix-Rouge permit d'améliorer le quotidien des prisonniers et qu'ils souffrent moins de la faim.

La vie à la ferme sans le chef de famille

Pendant ce temps, Marie-Antoinette s'occupait de leurs trois enfants et travaillait à la ferme. Elle était aidée par l'un de ses neveux, Jean, âgé de 16 à 18 ans. Jean venait quelques jours par semaine du village d'à côté, à Marcenod, et parcourait probablement à vélo les trois kilomètres qui séparaient leurs fermes. Jean travaillait ici sans doute en échange d'une rémunération puisque pendant qu'il était là, il n'aidait pas son père à sa propre ferme. Celui-ci venait toutefois aussi de temps en temps donner un coup de main, en faisant le trajet à pied. Une nièce, Odette, âgée de 11-12 ans, est quant à elle venue de manière plus pérenne. Ses parents, aussi de Marcenod, avaient souhaité rendre ce service à la famille compte tenu des circonstances. Odette aidait Marie-Antoinette tant à la ferme (elle savait déjà traire les vaches) que pour s'occuper de ses cousins, tout en allant à l'école de son nouveau village qu'elle trouvait d'ailleurs beaucoup plus agréable que la sienne.
Une grande solidarité régnait aussi vis-à-vis de la famille : afin de soulager Marie-Antoinette, l'école primaire (il n'existait alors pas d'école maternelle) avait accepté de prendre sa fille aînée, alors âgée de même pas 5 ans. Celle-ci fut traitée comme les autres enfants malgré la différence d'âge et de maturité, ce qui ne fut pas toujours facile pour elle, d'autant qu'elle resta tout le primaire avec deux ans de décalage par rapport à ses camarades.
Tous les mardis, Marie-Antoinette se rendait au marché à Saint-Etienne pour vendre les produits de la ferme. A plusieurs reprises, elle s'est faite arrêter par des Allemands qui lui volaient des pains de beurre.
Des Stéphanois venaient parfois à la ferme à vélo pour acheter de la nourriture.

Le maintien des relations familiales

Pendant sa captivité, Marius écrivait des lettres à sa famille, lettres écrites au crayon mine sur une sorte de papier glacé. Il y donnait notamment des conseils pour la ferme, par exemple sur la façon d'ensemencer les champs. Malheureusement, personne ne sait ce que ces lettres sont devenues.
Sa fille aînée lui écrivait aussi. Mais à 5 ans, même en étant au CP, il est difficile pour une petite fille de savoir quoi écrire à son papa. Sa maman, trop surchargée de travail, ne pouvait pas l'aider. C'est donc sa maîtresse qui lui faisait faire ses lettres. Yvonne se souvient qu'elle lui dit un jour : "Alors qu'est-ce que tu veux lui dire, à ton papa ?". Bouche-bée, la petite fille ne sut pas quoi répondre. La maîtresse lui demanda alors si elle voulait lui dire qu'elle aimait son papa. Yvonne s'empressa d'acquiescer !

Un jour, Marie-Antoinette souhaita envoyer une photo de ses enfants à son mari pour qu'ils voient combien ils avaient grandi. Pour la circonstance, elle ne voulut pas envoyer n'importe quelle photo : elle souhaita les faire faire chez un photographe à Saint-Etienne. Mais avec trois enfants en bas âge et sans voiture, ce fut une vraie expédition, dans laquelle Odette l'aida bien. Il fallut aller au village à pied, pour ensuite prendre le car jusqu'à Saint-Etienne. Arrivés sur place, Marie-Antoinette acheta des vêtements tout neufs : une robe à fleurs pour la fille et des petits ensembles vert clair pour les garçons. Ils allèrent aussi chez le coiffeur. Ils purent ensuite se rendre chez le photographe, où deux photos furent finalement réalisées : une avec les trois enfants, et une seconde avec aussi leur maman. Les deux furent envoyées à Marius...

La fratrie et leur maman chez le photographe

La famille chez le photographe : Marie-Antoinette (ma grand-mère) et ses enfants Yvonne, Albert (mon père) et André (1941)
(source : archives familiales)

De son côté, le petit dernier - mon papa -, âgé d'à peine deux à trois ans, sortait de la ferme et parcourait, seul, une vingtaine de mètres sur le chemin pour voir si son papa revenait, et, ne le voyant pas arriver, il rentrait rapidement à la maison. Presque tous les jours il recommençait, dans l'espoir de retrouver son papa, mais tous les jours il restait confronté à la même déception.

La fin de la captivité

Déclaré inapte au travail à partir du 3 novembre 1941 pour raisons médicales (problèmes respiratoire de type asthme), Marius est finalement rapatrié et démobilisé le 12 décembre. Il sera donc resté en captivité du 20 juin 1940 au 11 décembre 1941. Mais personne ne se rappelle des circonstances de son retour.
Quand il revient, son père est décédé quelques mois auparavant. Déjà âgé de 74 ans, il était parti habiter chez sa fille et son gendre, dans le village d'à côté, pour soulager Marie-Antoinette.
Sa fille aînée, alors âgée de 6 ans et demi, le revoit assis sur une chaise à la cuisine, dans un état lamentable : épuisé, pas rasé, peut-être sale. Elle en eut tellement peur et elle ne reconnaissait tellement pas son père qu'elle partit se cacher dans les jupes de sa mère.
A son retour ou dans les jours qui ont suivi, il s'est écrié "Plus de gosse !... Plus de gosse !... J'ai trop souffert !...". Malgré tout, le quatrième enfant de la famille voit le jour neuf mois et demi après son retour : Colette naît en septembre 1942. Une dernière fille, Hélène, arrivera peu de temps après la fin de la guerre, en juillet 1945.
Entre temps, un Allemand, Viktor, était à son tour retenu en France et aidait la famille à la ferme un jour sur deux, en alternance avec une autre ferme située à Valfleury, à quelques kilomètres de Saint-Christo. Il y resta ainsi pendant environ un an.

Marius ne sera dégagé de ses obligations militaires que 10 ans après son retour, le 10 mai 1952, et décèdera deux ans après, le 13 février 1954, peu avant ses cinquante ans.

Marius n'a sans doute pas évoqué cet épisode douloureux, ou en tous les cas pas devant ses enfants, qui restent désormais les seuls, avec des nièces, à avoir traversé ces souvenirs. Cet article aura j'espère permis à tous (moi la première) d'en savoir un peu plus sur cette sombre période.


Sources :

  • [1] Wikipedia
  • Archives départementales de la Loire, Registre matricule
  • Service Historique de la Défense, Bureau des archives des victimes des conflits contemporains (BAVCC), Fiches d'entrée et de sortie du camp
  • Site Internet du Stalag VI A
  • Brochure "Zur Geschichte des Kriegsgefangenenlagers Stalag VI A Hemer - Eine Begleitschrift für die Gedenkstätte und die beiden Friedhöfe - 2. Auflage" ("Histoire du camp de prisonniers du Stalag VI A à Hemer - Publication pour le mémorial et les deux cimetières - deuxième édition"), 2006, Ville d'Hemer
  • Témoignages de mon père, ma tante Yvonne et leurs cousines Odette et Cécile, que je remercie encore pour toutes les informations qu'ils m'ont transmises

Article écrit par Chantal, le 20 mai 2014

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