Le "rendez-vous ancestral" initié par Guillaume Chaix, généalogiste professionnel du Grenier de nos ancêtres, consiste à se déplacer dans le temps et dans l’espace pour rencontrer l’un de nos ancêtres et discuter directement avec lui. L’article correspondant est à publier le troisième samedi de chaque mois.
Pour ma première participation à ce #rdvancestral, je me suis transportée à seulement quelques kilomètres de chez moi et en 1890, pour discuter avec le grand-père maternel de mon grand-père maternel, François Berthenet. Nous l’avions déjà indirectement rencontré lorsque j’avais raconté comment une provinciale était montée à Paris, puisque sa femme, Anne-Marie Guignier, était partie avec ses deux enfants depuis Dijon après qu’elle ait découvert en 1886, soit 5 ans après leur mariage, que François la trompait. Elle finira par divorcer en février 1887.
Ce que j’ai découvert lors du deuxième mariage de François, en 1890, renforça ma vision qu'il pouvait être un mari pas très recommandable, et m’a incité à le rencontrer pour lui demander quelques explications...

Malgré le côté un peu véhément de mon texte, il ne s'agit pas d'un jugement de mon ancêtre (je ne connais que quelques bribes de sa vie), mais d'un simple exercice de style.

Nous sommes à Villeurbanne, commune jouxtant Lyon, dans l’étude de Maître Mathieu, notaire devant lesquels les deux époux passent leur contrat de mariage le 31 janvier 1890. Je me suis invitée au milieu des deux autres témoins, non membres de la famille des mariés, pour assister à la passation de ce contrat de mariage.
Nous sommes tous réunis dans la salle d’attente. J’interpelle François.

- Bonjour François. Je suis ton arrière-arrière-...-petite-fille. Mais peut-être que cela ne t’intéresse pas, ta femme et tes enfants n’ayant me semble-t-il pas beaucoup d’importance à tes yeux..."

François me regarde, interloqué. Ses yeux bruns et ses cheveux noirs rendent son regard encore plus ténébreux. Il ne me répond pas. Il est vrai que mon approche n’est pas des plus banales, ni des plus polies... Mais avec tout le mal qu’il a dû faire à sa femme et à ses enfants, mes ancêtres, peut-être mérite-t-il bien que je le malmène un peu à mon tour. Je reprends ma "discussion" avec lui.

- Alors, tu te remaries ? Que tu ne te sois plus entendu avec ta première femme, c’est une chose. Mais que tu la négliges au bout de seulement quelques années de mariage et que tu dises bien haut au commissaire venu enquêter, ne plus vouloir retourner avec elle, c’en est une autre ! Il faut dire que tu vivais alors maritalement avec une autre femme, ta maîtresse, et que tu avais été pris en flagrant délit d’adultère... Peut-être ta femme avait-elle trop de caractère pour toi... Car elle a dû en avoir, ainsi que du courage, pour quitter Dijon et parcourir plus de 300 kilomètres jusqu’à Paris, avec ses deux enfants de 2 et 4 ans sous le bras. Par contre, toi, le courage, ce n’est pas ce qui t’étouffe, apparemment... Tu n’as même pas été capable de te présenter et de te faire représenter à l’audience à laquelle tu avais été assigné dans la procédure que ta femme menait contre toi pour divorcer. J’espère vraiment que tu ne feras pas souffrir ta nouvelle épouse comme la première..."

François ne me répond toujours pas. Il lève juste les sourcils au ciel, d’un air dépité. Je reconnais que je suis allée un peu loin, mais bon, il le mérite sans doute bien, même si le lieu et le moment ne sont pas très adaptés...

Le clerc de notaire nous invite à rentrer dans le bureau de Maître Mathieu. Il est temps que je me fasse discrète.
Nous arrivons dans un grand bureau. Un magnifique parquet en chêne massif craque légèrement sous nos pas. Une bibliothèque en chêne, richement sculptée dans la masse d’un décor floral, habille un mur complet. De belles tentures de soie (on n’est pas à Lyon pour rien !) ornent les fenêtres : de couleur beige avec un décor floral vert et crème, ses belles fleurs et ses gracieuses guirlandes de perles rendent ces rideaux magnifiques. Les fauteuils recouverts du même tissu, et aux accoudoirs également sculptés, nous invitent à nous asseoir. Nous faisons finalement face au notaire et son grand bureau assorti à la bibliothèque. J’ai rarement pris place dans un tel environnement, faire un bond en arrière de près de 130 ans n’est pas dénué d’intérêt !

Le notaire rappelle l’état civil de chacune des parties. François Berthenet est maréchal-ferrant, il habite au 33 rue de Bourgogne à Lyon neuvième.
- Quelle coïncidence, c’est à deux pas de chez moi !" me dis-je intérieurement.
Il a 33 ans, ses parents habitent à Chagny, en Saône-et-Loire.
Marie Magnin est repasseuse. Agée de 32 ans, elle est veuve d’Antoine Henri Pourret. Elle habite aujourd’hui avec sa mère, blanchisseuse, chemin Saint-Victorien à Lyon, dans le troisième arrondissement. Son père est également déjà décédé.
Si jeune, elle a déjà perdu son père et son mari ! Pendant que le notaire continue de parler, je fais quelques recherches sur mon téléphone portable. Très rapidement, j’apprends qu’elle avait épousé Antoine le 18 novembre 1881 à Lyon troisième, et que celui-ci était décédé 5 ans plus tard, le 7 juillet. 1886 n’était décidément pas l’année de Marie, puisque trois mois après avoir perdu son mari, c’était au tour de son père de décéder, dans la même commune.

Entre un homme divorcé pour les raisons que l’on sait (la future mariée est-elle au courant ?!...) et une femme veuve qui vit avec sa mère, je comprends pourquoi l’ambiance est si solennelle voire un peu tendue. C’est le deuxième mariage de chacun des époux, et si les raisons sont différentes, chacun espère sûrement que ce mariage se terminera mieux que les précédents.
Le notaire continue :
- Les futurs époux déclarent qu’ils seront séparés de biens conformément aux articles 1536 et suivants du code civil. En conséquence, ils ne seront pas tenus des dettes l’un de l’autre créées avant ou après le mariage. La future épouse aura l’entière administration de ses biens meubles et immeubles [...]. Elle exploitera seule et sous le concours de son mari, le fonds de maréchal-ferrant dont elle est propriétaire, ou tous autres commerces qu’elle pourrait posséder par la suite. Tous les meubles meublants, objets mobiliers et linges de ménage qui garniront le domicile conjugal seront réputés appartenir de plein droit à la future épouse qu’elle possède seule actuellement".

A ces mots, intérieurement, je bouillonne :
- Hein ? J’ai bien entendu ? Marie possède une boutique de maréchal-ferrant... et toi, François, tu es... maréchal-ferrant !... Dis-moi François, ta Marie, tu l’épouses pour elle ou pour sa boutique ? Sans doute qu'entre confrères, il faut bien s’entraider... Enfin, je vois que Marie n’est pas complètement démunie, elle a pris ses précautions..."

Le notaire énonce alors ce que Marie apporte pour le mariage. Sa dot est composée de son trousseau (vêtements, linges, bijoux et autres objets à son usage personnel), évalué 300 Francs. Marie apporte également divers objets immobiliers, meubles meublants et linges de ménage, estimés 700 Francs. Enfin, sa dot est constituée du fonds de maréchal-ferrant qu’elle fait valoir à Lyon, au 297 Cours Lafayette, comprenant clientèle, achalandage, matériel, agencements, marchandises et droit au bail des lieux, le tout évalué 1500 Francs.

Une maréchalerie

Une maréchalerie, sans doute à Auxonne (70) (source : CPArama).

Comme je ne voyage jamais sans ma documentation et que la connexion Internet marche toujours bien ici, je fais un rapide calcul : 2500 Francs de dot, Marie, ça te fait 11000 Euros de 2016[1].

- Et toi, François, tu n’as rien ? Tu ne serais pas juste un profiteur qui sait bien se placer ?!... Pff..."

Le notaire a terminé. Chacun appose sa signature. Je m’abstiens, des généalogistes du vingt-et-unième siècle risqueraient de ne pas comprendre d’où elle sort...
Avant de laisser les futurs époux entre eux, je me tourne une dernière fois vers mon ancêtre :
- Tu prends soin de Marie, François, et pas que de sa boutique, hein ! J'espère que tu seras à la hauteur désormais !..."
Je n’obtiendrai toujours pas de réponse de sa part, si ce n’est un simple clignement des yeux en guise - j'espère - d’acquiescement.

De retour chez moi et en 2017, je fais quelques recherches complémentaires. Je trouve alors le contrat de mariage passé entre Antoine Henri Pourret et Marie Magnin le 29 octobre 1881 devant Maître Lassalle, notaire à Villeurbanne. J’apprends qu’Antoine avait apporté en dot son trousseau estimé 200 Francs, ainsi que le fonds de commerce de maréchal-ferrant qu’il avait créé et qu’il exploitait à Villeurbanne, rue d’Alsace. Celui-ci était évalué 1000 Francs (5000 € de 2016 contre 6600 € pour la boutique du Cours Lafayette). Marie avait de son côté apporté un trousseau estimé 1000 Francs, et une somme d’argent de 1000 Francs.
François Berthenet et Anne-Marie Guignier, mes ancêtres, n’avaient de leur côté pas passé de contrat de mariage.

A leur décès en 1886, Antoine Henri Pourret et François Magnin, respectivement le mari et le père de Marie, habitaient chemin de Baraban "maison Meunier". Le premier était alors maréchal-ferrant, le second camionneur.
En 1891 et 1896, François Berthenet et Marie Magnin habitent au fameux 297 Cours Lafayette, ils constituent le seul ménage à cette adresse. La première année, un apprenti de 17 ans vit avec eux. La seconde, une domestique de 18 ans, deux maréchaux-ferrants de 20 et 30 ans, ainsi que l’oncle de François, qui s’appelait également François Berthenet et qui exerçait la même profession[2], les ont rejoints. On peut supposer que cette boutique est donc une affaire qui tourne bien.
Mais je perds leur trace au recensement de 1901, le 297 Cours Lafayette étant alors habité par une famille de teinturiers.
Je les retrouve en 1902, lors du décès du père de François, Jean-Baptiste, également maréchal-ferrant. Veuf, celui-ci a dû quitter sa Saône-et-Loire natale pour vivre voire travailler avec son fils. Ils habitent tous au 23 chemin de Baraban. S’agit-il de la même adresse que précédemment ? Les recensements de 1881 à 1906, rue ou chemin de Baraban, sont muets concernant les personnes que je cherche, le n°23 n’apparaissant même pas !...
Le plan parcellaire de Lyon de 1906 montre d’ailleurs que ces deux adresses peuvent correspondre à un seul et même bâtiment (repéré sur le plan ci-dessous avec la croix rose), inclus dans un autre puisque ces deux numéros n’existent pas. Sur le plan, les numéros de rue sont inscrits en rouge au bord de la rue ; sur l’axe est-ouest correspondant au Cours Lafayette, on passe du n°293 au n°299, et sur l’axe nord-sud correspondant à la rue Baraban, le dernier numéro dans le paté de maisons du nord est le 19, et le premier du paté du sud est le 27.

Plan parcellaire avec localisation du bâtiment

Extrait du plan parcellaire montrant la location supposée de la boutique et de l'habitation. Cliquer pour zoomer.
Source : Archives municipales de Lyon, Plan parcellaire au 1/500 (série 4s) de 1906, secteur n°157.

Les répertoires des formalités hypothécaires ne m’ont rien permis de trouver concernant les boutiques de maréchal-ferrant. Je pense que la boutique du 297 Cours Lafayette que Marie possède en 1890 lui vient de son premier mari, mais comment se fait-il que le couple n’y habite pas en 1886, et que le nouveau couple y soit recensé en 1891 ? Qui s’est occupé de cette boutique pendant ces 5 années ? Qu’est-elle devenue après 1896 ? Que sont devenus François et Marie ? Et surtout, mon ancêtre François se sera-t-il rangé ? Si mes recherches actuelles ne m’ont pas encore permis de répondre à ces premières questions, la dernière risque de rester sans réponse... Mon imagination, à l’instar de celle (peut-être un peu féministe...) que j’ai mise en œuvre pour la rédaction de cet article[3], fera le reste. Le fer à cheval tant utilisé dans une boutique de maréchal-ferrant aura peut-être porté bonheur aux mariés...


[1] Conversion et les suivantes, tirées de "La valeur des biens, niveau de vie et de fortune de nos ancêtres", Thierry SABOT, Editions Thisa, 2012, sur la période 1890-1900 et 1900-1910, combinée avec le convertisseur de l’INSEE pour les années 1901 à 1910 ;
[2] L’agent recenseur avait d’ailleurs indiqué que Marie était marié à François le plus âgé, et que c’est son neveu qui vivait sous leur toit ;
[3] Basée toutefois bien sûr sur des informations avérées.

Sources :

Archives départementales de Côte d'Or :

  • Registre d’état civil 1878-1887 de Varanges (cote FRAD021_656_2E656ART006)

Archives départementales de Saône-et-Loire :

  • Registre matricule de François Berthenet

Archives départementales du Rhône :

  • Contrat de mariage entre Antoine Henri Pourret et Marie Magnin du 29/10/1881 devant Maître Lassalle, notaire à Villeurbanne (cote 3E34375) ;
  • Contrat de mariage entre François Berthenet et Marie Magnin du 31/01/1890 devant Maître Mathieu, notaire à Villeurbanne (cote 3E34408) ;
  • Recensements de Lyon (Cours Lafayette et rue / chemin de Baraban) de 1886 (6MP350, 352 et 357), 1891 (6MP391), 1896 (6MP429), 1901 (6MP461 et 467) et 1906 (6MP498 et 506) ;
  • Hypothèques Lyon Bureau unique (XIXème siècle) : table alphabétique volume 7 (4Q5/7), volume 53 (4Q5/53) et volume 68 (4Q5/68) ;
  • Hypothèques Lyon 1er Bureau (1901-1955) : table alphabétique volume 8 (4Q6/22), volume 63 (4Q6/77).

Archives municipales de Lyon :

  • Registre des actes de mariage de Lyon 3ème arrondissement de 1881 (cote 2E947) ;
  • Registre des actes de décès de Lyon 3ème arrondissement de 1886 (cote 2E970) ;
  • Registre des actes de mariage de Lyon 3ème arrondissement de 1890 (cote 2E984) ;
  • Registre des actes de décès de Lyon 6ème arrondissement de 1902 (cote 2E1913) ;
  • Plan parcellaire au 1/500 (série 4s) de 1906, secteur n°157.

Article écrit par Chantal, le 15 avril 2017

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