Parcourant les actes de sépulture de la fin de l'Ancien Régime d'un village du Beaujolais, je déchiffrais avec un certain étonnement qu'une jeune femme décédée en 1780 à l'âge de 26 ans, avait été enterrée dans le tombeau de l'église.
Cette mention m'ayant intriguée, j'ai voulu en savoir plus : les sépultures dans l'église étaient-elles une pratique habituelle ? Cette jeune femme avait-elle un statut particulier pour qu'elle soit enterrée dans le tombeau de l’église de son village ?

Jeanne Burnier, une femme comme les autres ?

Je mène des recherches sur les habitants et les propriétaires successifs de la maison de famille de mes beaux-parents (désormais un gîte) située à Lucenay, village du Beaujolais à 25 kilomètres au nord de Lyon.
Jeanne Burnier est la première femme de Jean Perier, cet Invisible fils du plus ancien propriétaire de la maison que j'aie pour le moment identifié.
Jeanne est née environ en 1754.
Le 17 février 1778, mineure alors âgée de 24 ans, elle épouse Jean Perier d'environ trois ans son aîné.
A l’aube de leur premier anniversaire de mariage, le 23 janvier 1779, ils ont leur premier enfant : Elisabeth (l'une des deux homonymes sujets d'une épine résolue avant d'en découvrir clairement la réponse sur le testament de son père).
Moins de deux ans plus tard, le 21 octobre 1780, arrive le fils aîné de la famille, Jean, qui décédera quatre jours plus tard. L’acte de sépulture de Jean indique qu’il est enterré dans le cimetière de l'église. Mais Jeanne va décéder en couches trois semaines après, le 16 novembre. Son acte de sépulture nous révèle autre chose pour elle.

Acte de sépulture de Jeanne Burnier

Acte de sépulture de Jeanne Burnier
(source : Archives départementales du Rhône, Lucenay, BMS 1780, vue 11/11, cote 122 GG 5)

En voici la transcription :

Jeanne Burnier femme de jean perier habitant de
cette paroisse de lucenay agée de vingt six ans est
décédée dans la communion des fidèles le seize
et a été enterrée le dix sept novembre mille sept
quatre vingt dans le tombeau de leglise
dudit lieu par moi soussigné en présence de
[signatures] jean perier jean perier Muras curé

Cet acte nous apprend donc que non seulement Jeanne est décédée dans "la communion des fidèles", mention relativement courante, mais qu'en plus, elle a été enterrée dans l’église, qui plus est dans le tombeau, fait encore plus remarquable...

En effet, en consultant les actes de sépultures contenus dans ce même registre de 1780, on peut constater que pour 23 décès mentionnés, 20 personnes ont été enterrées dans le cimetière de la paroisse. Les trois autres personnes (dont Jeanne Burnier) ont été enterrées dans le tombeau de l'église :

  • un bourgeois de Lyon âgé de 69 ans décédé dans son domaine situé dans la paroisse de Lucenay,
  • une femme âgée de 66 ans à l'état civil indiqué mais sans indication d'un statut particulier,
  • Jeanne Burnier, décédée à l'âge de 26 ans, sans indication d'un statut particulier non plus.

En regardant de plus près l'ensemble de ces décès, on constate que tous les adultes (de 13 à 82 ans) sont décédés "dans la communion des fidèles" ou "muni(e) des sacrements" (sauf une femme dont on ne connaît pas l'âge), ce qui n'est le cas d'aucun des enfants dont les décès ne sont pas qualifiés.

Par ailleurs, Jean Perier a vu le décès de quatre membres de sa famille cette année-là : deux jeunes frères (13 et 15 ans), son fils nouveau-né et sa femme. Les trois premiers ont été enterrés dans le cimetière de l'église.

La pratique de la sépulture dans un tombeau dans l’église semble donc peu courante mais pas exceptionnelle non plus. Qu’en est-il exactement ?

Les sépultures dans les églises, une pratique pour les plus aisés afin d'être au plus près de Dieu, mais interdite pour des raisons d’insulabrité à partir de 1776

Les églises ont servi de lieu de sépulture jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. Enterré dans l'église, le corps était supposé être plus près de Dieu et son âme pouvoir aller plus vite au paradis. Les familles achetaient un caveau à un emplacement précis dans l'église, les places les plus près du cœur étant les plus chères. Les corps étaient ensevelis à faible profondeur sous les dalles de l’église soulevées lors des enterrements, des bancs réservés aux familles pouvaient même être installés au-dessus des dalles de leurs défunts. Les familles les plus aisées pouvaient faire construire des chapelles sur les côtés ou à l'intérieur de l'église.

Un relevé des tombeaux de l’église Saint-Sulpice du Bugue (24) établi par l’archiprêtre Durand de Ramefort probablement vers 1730, décrit les emplacements des tombeaux les uns par rapport aux autres et dans l’église, tout en indiquant leurs occupants. Il décrit au total 64 concessions (soit environ le double de tombeaux), certains se situant directement dans la nef. Ce relevé permet de constater que :

  • la noblesse du lieu se trouve au plus près de l’autel,
  • la noblesse de robe (un juge et un notaire) a deux sépultures dans l’une des chapelles latérales,
  • une multitude de bourgeois aisés, propriétaires de terres et notés "S[ieu]r de ...", possèdent des places contre le sanctuaire,
  • quelques artisans ont leurs sépultures réparties du côté de l'épître, de l'évangile ou de l'autel, certains ayant bénéficié des facilités de l’archiprêtre et du syndic fabricien,
  • d’autres enfin ont gagné leur place grâce aux travaux qu’ils ont effectués pour l’église et la construction de chapelles neuves (fourniture de pierres pour l’un, de clous nécessaires à la couverture pour un autre, ...),
  • les marguilliers de l’église, de par leur fonction, avaient droit à un emplacement sous la cloche.

Les places de l’église devaient probablement être achetées après avis du syndic de la fabrique (organisme gérant les droits et les avoirs de la paroisse) et de l’archiprêtre. Payables en argent ou en nature, leur achat était enregistré par un acte notarié.
Ces places pouvaient aussi être transmises par testament, toujours sous acte notarié.

Mais les corps situés juste sous les dalles avec leur putréfaction pouvaient entraîner des problèmes de salubrité.
Louis XVI interdira donc cette pratique par un édit du 10 mars 1776, et "nulle personne ne pourra être enterrée dans les églises à l'exception des archevêques, évêques, curés". Cette déclaration pu mettre plus ou moins de temps pour être enregistrée et mise en application. Par exemple, le Parlement de Bordeaux l’enregistra plus de deux ans plus tard, le 3 septembre 1778, et la Sénéchaussée de Périgueux le 12 novembre 1778 ; les églises du Périgord continuèrent donc d'accueillir des sépultures jusqu’au 31 décembre 1778.

En ce qui concerne Lucenay, la lecture des actes de sépultures des années 1774 à 1783 montre que l'édit n'a pas non plus été mis en application immédiatement. Pour les 700 habitants de l'époque, voici la répartition des sépultures sur cette péride de 10 ans.

Année Nombre de décès nombre de sépultures dans le cimetière nombre de sépultures dans l'église nombre de sépultures dans le tombeau familial autre
1774 29 26 3 - -
1775 34 33 - 1 -
1776 30 28 1 1 -
1777 17 14 3 (dont la grand-mère paternelle de Jean Perier) - -
1778 24 21 2 (dont probablement le grand-père paternel de Jean Perier) 1 -
1779 23 22 - 1 -
1780 23 20 3 (deux dans le tombeau de l'église dont Jeanne Burnier, et un dans la tombe de l'église paroissiale) - -
1781 18 17 - - 1 (lieu non renseigné)
1782 26 24 1 (fille d'un notaire royal) et 1 dans la tombe de l'église (un bourgeois de Lyon) - -
1783 19 18 1 (le Curé de la paroisse, dans le caveau de l'église) - -

La fréquence du nombre de sépultures dans l'église commence à s'infléchir seulement à partir de 1781, et elles se limitent à des personnes de rang prestigieux.

Le statut de la famille Perier

La famille Perier semble posséder un tombeau dans l'église puisque plusieurs de ses membres décédés à l'âge adulte y sont enterrés. Mais quel était exactement leur statut, et notamment celui de Jeanne Burnier ?

Le contrat de mariage entre Jean Perier et Jeanne Burnier

Jean et Jeanne ont passé un contrat de mariage le 5 février 1778 devant Maître Pierre Sain, notaire à Anse.
Jean habite chez ses parents, Jean et Elisabeth Aricot, à Lucenai (sic). Jeanne demeure chez son père, Marc, à Chasselai (sic), sa mère Madeleine Perasse étant déjà décédée.
Sur cette carte, on peut voir que Lucenay et Chasselay sont distants d’une dizaine de kilomètres.

Localisation des villages d'origine de Jean et de Jeanne

Localisation des villages d'origine de Jean et de Jeanne
(source : Carte de Cassini sur le Geoportail)

Dans le contrat de mariage, on peut lire que Jean Perier père fait donation "entre vifs à cause des noces et à toujours valables [...] de ses biens meubles et immeubles".
Il se réserve la jouissance de la moitié de ses biens et s’engage à payer la moitié des charges imposées sur ceux-ci et la moitié des cultures. Il payera à chacun de ses six autres enfants (trois garçons et trois filles), à leur mariage, la somme de 500 livres, soit l'équivalent de 5 500 salaires horaires d'un manœuvre[1]. Il possède par ailleurs une vigne dont il entend disposer comme il le souhaite, tout en l’incluant dans la donation au cas où il n’en disposerait pas.

De son côté, Marc Burnier, vigneron à Chasselay, constitue en dot de sa fille la somme de 4 600 livres (soit l'équivalent de 50 000 salaires horaires d'un manœuvre ; sur la base de 10 heures de travail par jour et 350 jours par an, cela équivaut à 14 années de salaire !), dont 2 000 livres en argent comptant et 600 à travers la garde-robe de Jeanne. Les 2 000 dernières livres seront versées sur plusieurs années : 500 livres un an après le contrat de mariage, 500 livres trois ans après, et 1 000 livres huit ans après.

Les dots apportées par les parents des deux membres du couple montrent un patrimoine non négligeable. Jean Perier père donnant a priori l'équivalent de 500 livres à son fils aîné pour en donner autant à ses autres enfants, on peut donc supposer que son patrimoine s'élève à 7 fois 500 livres (à moins que Jean fils soit plus largement doté à travers les biens mobiliers qui lui reviennent "en tant que" fils aîné, et/ou que les autres dots annoncées soient juste pour la forme...).
Quant à la dot du père de Jeanne Burnier, elle laisse sans voix.
On peut donc supposer que leur statut était plutôt aisé et plutôt bien au-dessus de la moyenne, sans toutefois n'entrer dans la catégorie des nobles et très très riches propriétaires.

Le testament de Jeanne Burnier

Le premier novembre 1780, Jeanne sentant probablement son heure arriver, suite à son accouchement auquel n'avait pas survécu l'enfant (et même si elle n'est alors que "indisposée de sa personne"...), elle fait faire un testament. Le même notaire que précédemment, Maître Sain, se transporte au domicile de Jeanne pour le rédiger.
On peut y lire ses "dernières volontés" :

[Jeanne Burnier] Veut qu'il soit dit et célébré dans
leglize de Lucenay trente messes a haute
voix et vingt dans lad[ite] église de Lucenay
a voix basse et dix a haute voix dans
la paroisse de Chassellay et en l'Eglize dud[it]
lieu, le tout dans loffice des morts et pour
le Repos de lame de la testatrice. La retribution
desquelles sera paié savoir moitié par
Jean perier [son mari] et l'autre moitié par Marc
Burnier son pere [...timent ?] après son
décès.

Jeanne était en outre très attentive aux membres de sa famille et sa courte descendance. Elle lègue en effet sa garde-robe et la somme de 2 000 livres (constitution de sa dot) à son mari, qui en jouira jusqu'au mariage de leur fille ou jusqu'au décès de celle-ci qu'elle constitue comme son héritière. Enfin, elle veut que si sa fille décédait sans héritier, son père Marc Burnier devienne son héritier universel.
Finalement, Jeanne décédera 15 jours après avoir fait ce testament.

C'est le seul testament de l'Ancien Régime que j'aie consulté, donc je ne peux pas comparer avec d'autres pratiques, mais le nombre de messes à dire pour Jeanne me semble particulièrement élevé ! On peut aussi voir un certain attachement à sa paroisse d'origine, à travers les 10 messes qu'elle demandait qui y soient dites, par rapport aux 50 messes à dire dans l'église de son village d'habitation.

Les messes à voix haute et les messes à voix basse

Les messes à voix haute étaient des messes chantées solennellement, avec de la musique, et plutôt festives. Les messes à voix basse étaient beaucoup plus discrètes, on y récitait des textes, elles étaient plus rapides que les précédentes. Ces messes étaient dites moyennant finances, les messes à voix haute étant beaucoup plus chères que celles à voix basse.
Ces messes étaient prononcées afin de permettre aux défunts d'abréger leurs souffrances dans le Purgatoire, lieu de souffrance plus ou moins long. On peut supposer que les fidèles pensaient que plus grandes et nombreuses étaient les messes dites pour un défunt, plus court serait son chemin au Purgatoire. La plupart du temps, une ou deux messes, dix au maximum, étaient dites pour un défunt.
Les 60 messes demandées par Jeanne Burnier sont donc en cohérence avec sa sépulture dans le tombeau de l'église après la date l'interdisant, tant vis-à-vis de sa foi et sa proximité pour rejoindre Dieu, que des rétributions qu'elles auront probablement apportées à l'église de Lucenay et qui auront pu favoriser cet accès par le curé de l'église...

On peut donc supposer que Jeanne était une fervente croyante. Peut-être était-elle investie dans la paroisse d'une façon ou d'une autre ? On peut en effet noter qu’elle possédait un certain niveau d’instruction peu courant pour l’époque surtout pour une femme, puisqu’elle signe son acte de mariage, l’acte de baptême de son filleul, ainsi que son testament, et qu'à peine plus de 15% des femmes[2] savaient signer à l'époque.

Extrait de l’acte de mariage de Jeanne Burnier

Extrait de l’acte de mariage de Jeanne Burnier montrant notamment sa signature, celle de son père, de son mari et de son beau-père
(source : Archives départementales du Rhône, Lucenay, BMS 1778, vue 3/11, cote 122 GG 5)

Finalement, l'édit interdisant les sépultures dans les églises semble ne pas avoir été en application dans la Paroisse de Lucenay, même plusieurs années après sa promulgation. La famille Perier y possédant probablement un tombeau, le prêtre de la paroisse a sans doute aussi d'autant plus facilement passé outre cet édit du fait de la foi de Jeanne, et parce qu'elle était sûrement plus fortunée que la moyenne...

Jeanne Burnier et Sain(t-)Pierre

Enfin, même si les circonstances ne s'y prêtent pas vraiment, je ne peux m'empêcher de sourire devant le nom du notaire appelé par Jeanne pour y déposer sa foi testamentaire : Maître SAIN Pierre. Certes, il s'agit du même notaire que celui du contrat de mariage et en résidence dans la ville voisine, mais la foi de Jeanne semble trop importante pour que le choix de ce notaire au nom si particulier soit dû au simple hasard d'une tradition familiale ou d'une proximité géographique...


[1] Calcul tiré de l'excellent ouvrage "La valeur des biens, niveau de vie et de fortune de nos ancêtres", Thierry SABOT, Collection Contexte, Ed. Thisa, 2012
[2] Dans la Région Rhône-Alpes entre 1786 et 1780, 33,33% des hommes et 16,66% des femmes savent signer leur nom ; d'après l'excellent ouvrage "Les signatures de nos ancêtres, ou l'apprentissage d'un geste", Thierry SABOT, Collection Contexte, Ed. Thisa, 2012

Sources :

Article écrit par Chantal, le 17 mai 2015

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